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cause à ce qu’elle est invariablement liée h son effet, et mille lois nous avons passé sous le nez d’un cheval, fùt-il au grand trot, sans y laisser pour cela notre vie. Donc ce phénomène fait sans doute partie de la cause, mais il n’est pas la cause tout entière. Est-ce donc que le passant n’a pas fait attention à la voiture ? Mais c’est également insuffisant : qui donc dans la rue fait attention à tous les véhicules qu’il croise ? Il faudra ajouter que le cocher était également distrait, ou qu’il conduisait mal, et qu’il n’a pas su retenir ses chevaux comme il le devait. Mais remarquez bien que toutes les causes que nous venons d’énumérer demeurant les mêmes, l’accident ne serait pas arrivé si la voiture eût été moins lourde. Et de même il ne serait pas arrivé si le frein avait été plus fort ; il ne serait pas arrivé si une autre voiture, venant en sens inverse, n’avait effrayé les chevaux ; il ne serait pas arrivé si le promeneur n’avait pas glissé. Eût-il glissé, la chute n’aurait pas été mortelle s’il était tombé en avant au lieu de choir à la renverse. Et encore la roue ne l’aurait pas écrasé si la rue n’avait pas été en pente, si l’on ne s’était pas trouvé au bord d’un trottoir, si le pavé n’avait pas été mouillé… Il faut s’arrêter dans cette énumération des causes, non pas qu’elle soit finie, mais au contraire, parce qu’elle ne peut pas l’être. Vous pouvez toujours, indéfiniment, imaginer une circonstance, un détail, sans qui l’événement n’eût pas eu lieu et qui, par conséquent, doit entrer dans la liste des causes. Et remarquez-le bien, je parle ici des causes immédiates et concomitantes qui ont déterminé l’événement, sans chercher dans le temps les phénomènes qui ont engendré les causes elles-mêmes : c’est une considération que nous réservons pour un autre paragraphe. Mais, à nous en tenir aux antécédents immédiats, il est visible que tout fait en a une infinité ; et comment appliquer alors, je ne dis pas même les règles de l’induction, mais seulement la formule qui semblait si claire et si scientifique : Tout phénomène a sa cause, et les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets ?

On nous objectera la distinction qu’il faut établir entre les causes et les conditions[1]. Elle est usuelle sans doute et commode ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque nous voulons justement démontrer que l’idée de cause n’est qu’une approximation, une sorte de symbole utile en pratique, mais dépourvu de toute rigueur scientifique ou philosophique. À parler précisément, comment distinguer la cause de la condition ? En quoi l’humidité du pavé est-elle une condition, si le poids de la voiture ou son élan

  1. Stuart Mill, Logique, ibid.