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A. LALANDE.remarques sur le principe de causalité

de tous les autres phénomènes dont il s’agit, sans quoi l’induction n’aurait plus de sens, même théoriquement[1]. Et pour ne pas laisser peser sur la seule théorie de Stuart Mill la responsabilité des critiques que soulève nécessairement cette conception, remarquons qu’elle est seule possible pour quiconque admet la valeur absolue du principe de causalité dans le monde expérimental. Qu’on donne à ce principe telle forme qu’on voudra, il exigera toujours que le monde soit un composé d’éléments ultimes, mélangés sans doute d’une façon singulièrement complexe, mais étant et demeurant en eux-mêmes des unités discontinues. Sans l’hypothèse d’une discontinuité fondamentale, ce principe n’a plus aucun sens et devient une norme vide dont notre esprit ne saurait faire aucun usage rigoureux ni même aucune application à la nature.

Mais d’autre part, si nous voulons nous représenter ainsi les choses comme formées de successions constantes entre des phénomènes enchaînés, la confusion où nous tombons est plus grande encore, et nous ne pouvons ni définir la cause d’un phénomène, ni la déterminer scientifiquement, ni même dire au juste ce que veut dire ce mot de phénomène. Appliquons la règle de Descartes, et divisions la difficulté en autant de parties qu’il sera nécessaire pour l’éclaircir et la résoudre[2].

1. Un phénomène se passe (acceptons pour commencer ce terme de phénomène, sans tenir compte des restrictions que nous aurons à faire plus tard sur l’idée qu’il représente). — Un homme est écrasé par une voiture. Quelle est la cause de ce phénomène ?

C’est, direz-vous, qu’il se trouvait devant cette voiture. Voilà la première raison qu’on donnera pour expliquer l’événement. Mais ce ne peut être la cause cherchée, car nous reconnaissons une

  1. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici de la difficulté pratique qu’on éprouve à constater expérimentalement que B est le seul antécédent commun, ou à distinguer les antécédents des conséquents. Nous ne parlons que des conditions nécessaires pour qu’une pareille analyse soit possible en principe.
  2. Une réserve historique est, en effet, nécessaire. Stuart Mill a bien vu la faiblesse de ses règles et leur inadéquation à la réalité. Tout le chapitre : De la pluralité des causes et du mélange des effets (Logique, liv.  III, ch.  x), est un plaidoyer contre la possibilité d’appliquer les règles, et aboutit à conclure « qu’elles sont, par la nature même des choses, inefficaces et illusoires ». Et il propose un autre moyen soi-disant déductif de reconnaître la liaison des effets et des causes. Mais il n’en reste pas moins, dans son œuvre, une erreur fondamentale étroitement liée à l’empirisme qu’il professe : c’est de supposer qu’il y a dans la nature, en principe, des effets et des causes, et que la difficulté vient seulement, suivant ses propres termes, du nombre prodigieux et de l’interférence des séries causales. De cette erreur viennent toutes les complications et les obscurités dont on ne peut manquer d’être frappé en lisant le troisième livre de la Logique.