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III

Si nous nous demandons en effet quel est le personnage qui doit diriger et se subordonner les autres pour établir l’homogénéité morale, nous verrons que ce ne peut être ni le personnage sensitif ni le personnage sentimental. Sans doute il peut arriver qu’un homme ait un naturel excellent. Doué d’une organisation physique exquise et parfaitement pondérée, les plaisirs ont pour lui l’importance qu’ont dans l’ensemble de sa vie les fonctions auxquels ils répondent ; sa sensibilité psychique est si délicate que le mal d’autrui l’affecte comme le sien propre et il n’est heureux qu’à la condition de partager tous ses biens. Un seul malheureux lui gâte le monde, et il ne peut sourire quand il songe qu’il y a quelque part des hommes qui pleurent. Son esprit est si pur, son âme si innocente, son cœur si candide qu’il pourrait traverser toutes les boues sans en rapporter une souillure. Certes, il est possible que de tels naturels existent ; c’est le charme de la pensée de croire à leur existence, mais l’expérience nous donne-t-elle le droit de dire qu’ils sont la règle et les autres l’exception ? On l’aurait dit volontiers, il y a un siècle. Je ne crois pas qu’aujourd’hui, après la période de pessimisme que nous venons de traverser et dont nous sortons à peine, il se trouve un seul moraliste pour l’affirmer. Non, les natures innocentes, les naturels heureux ne sont pas la règle, c’est une grâce que reçoivent ceux qui les possèdent ; c’est une faveur, un privilège de les voir autour de soi ; la règle est tout autre. La nature ne nous donne point d’ordinaire cette harmonie exquise des fonctions intellectuelles et sensibles ; l’expérience nous a désabusés de l’optimisme qui s’était infiltré dans la littérature depuis la Renaissance, nous revenons à la conception chrétienne du mal originel ou, ce qui est la même chose, de l’hétérogénéité native. C’est d’ailleurs ce qui résulte de nos précédentes analyses. Ni le personnage sensitif ne conserve l’accord avec lui-même, ni le personnage sentimental ne sait le faire, ni tous les deux ne peuvent s’accorder entre eux. Seul, le personnage verbal, quand il obéit aux lois logiques, peut s’accorder avec lui-même, mais à la condition d’entrer par là même en lutte avec les deux autres personnages.

Si donc on veut établir l’homogénéité morale, c’est au personnage verbal obéissant aux lois logiques qu’il faut s’adresser. Qu’est-ce à dire sinon qu’il faut s’adresser à la raison et non pas seulement tout plier à ses lois, mais avant toute chose tout pénétrer et tout animer de son harmonie, de sa constance ?