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g. fonsegrive. — l’homogénéité morale

verbal ne fait souvent que refléter la mode morale, que réciter les théories en faveur dans son milieu, il ne peut donc qu’être d’accord avec le personnage sentimental qui n’a qu’un désir, s’adapter à son milieu, s’y faire une place commode et capitonnée. Le monde n’a jamais manqué de gens d’esprit pour faire la théorie de ses états et lui montrer qu’il a pour lui, non seulement le plaisir, mais encore la raison. Ces théories venues de la pratique retombent en pluie de paroles sur les jeunes gens et contribuent à former en eux un personnage verbal conforme au milieu sentimental. Théorie et pratique sont ici d’accord, et toutes deux sont aussi inconsistantes l’une que l’autre. La morale change en passant du fumoir au salon et de la salle de bal au boudoir.

Nous n’avons jusqu’à présent trouvé que des personnages inconsistants, incohérents en eux-mêmes et contradictoires les uns avec les autres. Voilà bien le chaos de Pascal, désirs physiques qui se contredisent d’un instant à l’autre, désirs de briller et de paraître qui se contredisent aussi et contredisent les premiers, tirades sonores débitées par la bouche et démenties par les actes. L’hétérogénéité est complète, le dédale est inextricable. Il ne semble pas qu’il y ait moyen de le débrouiller.

Nous avons cependant constaté dans certains cas l’existence de personnages verbaux et rationnels à la fois qui sont parvenus à introduire l’homogénéité dans leur langage.

Ils sont souvent, nous en convenons, plus compliqués encore que les précédents. Tandis que le personnage verbal se confondait tout à l’heure avec le personnage sentimental, il fait maintenant sa partie. Nous avons deux désirs et une voix, et la voix n’est souvent pas moins contradictoire avec les désirs que ceux-ci ne le sont entre eux. Prenez une chrétienne invitée au bal ou un chrétien provoqué en duel, vous allez voir à l’œuvre les trois personnages. — « On verra tes épaules. — La convenance l’exige. — Dieu le défend. » — « J’ai peur ;… si j’étais tué ! — Que dirait-on si je reculais ? — Homicide point ne seras. » Que le personnage verbal ait peu d’autorité, que bien peu de gens agissent conformément à leurs principes, que le personnage verbal soit superficiel, tandis que les deux autres sont plus essentiels, comme l’a si bien montré M. Bergson, cela n’est pas contestable, cependant il me paraît que le personnage verbal peut à son tour entrer dans le caractère véritable, que cette croûte superficielle peut arriver à former le fond même de la nature. Cela ne me paraît pas seulement possible, cela me paraît désirable et désirable à un tel point que sans cela je ne sais pas s’il faudrait songer encore à parler de moralité.