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dans le seul sens musculaire se rencontre cette propriété de la sensation faible d’être contenue, (c’est la métaphore critiquable dont se sert fréquemment M. M. lui-même) dans la forte : il en est de même notamment du goût, de l’odorat, du sens de la température et probablement de tous les sens ; la seule différence c’est que le fait se constate plus aisément avec les perceptions d’étendue qu’avec celles qui se rattachent au sens de la température, au goût, etc. ; mais on peut le constater aussi dans le cas de ces dernières perceptions : ainsi lorsqu’on touche l’eau d’un bain chaud avec la main, on éprouve une sensation de chaleur beaucoup moins forte que quand on se plonge tout entier dedans. Supposons maintenant qu’on puisse aisément diviser l’eau du bain en parties d’égale température et de nombre connu, par exemple en 10 parties, et la surface du corps en 10 parties correspondantes, on pourrait dire alors que la température du bain tout entier est 10 fois plus forte que celle de chacune des parties ; et, en réalité, quand on dit qu’un mètre vaut 10 décimètres, on fait, en l’appliquant seulement à une autre perception, exactement l’opération que nous venons d’indiquer. De même on pourrait, par un procédé analogue, mesurer directement la couleur par la couleur, la couleur d’une quantité déterminée d’eau de mer, par exemple, au moyen de la couleur plus faible d’un litre d’eau de mer pris comme unité. On ne pourrait pas mesurer directement ainsi la couleur de la mer tout entière, mais on ne peut pas davantage mesurer directement la distance de la lune à la terre : on fait une hypothèse sur cette distance comme on en ferait une sur la couleur de la mer, de l’air, si les mensurations ordinaires, au lieu d’être des comparaisons de longueurs, étaient des comparaisons de couleurs.

De plus les raisonnements abstraits dont se sert M. M. l’empêchent d’apercevoir ceci : c’est que, si vraiment les sensations musculaires seules sont mesurées, il s’en suit — cette conclusion, si naïve qu’elle soit, mérite d’être formulée — que les autres en aucune façon ne le sont. Si cependant elles le sont, il en résulte que la théorie de M. M. est fausse. Or le sont-elles ? Oui, croyons-nous, et, bien plus, elles le sont par elles-mêmes, ou tout au moins il y a l’équivalent d’une mesure directe, par exemple de la chaleur par la chaleur, dans la comparaison que nous faisons à chaque instant entre les diverses chaleurs auxquelles nous nous trouvons soumis. Cette comparaison nous conduit non seulement à distinguer diverses chaleurs, mais encore à disposer ou pouvoir disposer ces chaleurs suivant un ordre déterminé : aussi, n’eussions-nous pas de thermomètres, nous pourrions encore, entre certaines limites, dire sans hésiter que deux températures déterminées se ressemblent plus que deux autres également déterminées, que telles chaleurs sont dans un ordre croissant d’élévation, ou de hauteur, ou d’acuité, ou de force (peu importe la métaphore dont nous nous servirions). De même pour les sons, les couleurs, les intensités de ces sons, de ces couleurs, etc. Supposons maintenant, conformément à la théorie de M. M., que dans la pratique seules les sensations musculaires associées aux