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ment menteur selon les cas. Ce personnage n’a qu’un mérite. Il tient à sa peau qui est la nôtre et, par là, il nous préserve de bien des dangers, il tient à ses biens qui sont les nôtres et, par là, il nous pousse à nous défendre contre les injustices. Par lui nous pourrions,

Propter vitam vivendi perdere causas

grâce à lui nous pouvons travailler à réaliser les buts de la vie. Tartarin-Sancho est fort ridicule, mais enfin il empêche Tartarin-Quichotte de tomber dans les précipices.

Les réactions sentimentales sont égoïstes aussi, mais excitées par les sentiments qui nous viennent des représentations d’autres êtres semblables à nous, elles ont une part d’altruisme qui les rend moins répugnantes. Que Mme de Sévigné soigne sa fille parce qu’elle a mal à sa poitrine ou d’une façon plus désintéressée, dans les deux cas elle fait quelque chose de plus agréable à voir que si elle se soignait elle-même, et quand Toinette trouverait à soigner Argan autant de plaisir qu’Argan en prend à se faire soigner, c’est encore Toinette qui nous paraîtrait avoir le beau rôle. — De plus, nos sentiments nous font rechercher des choses plus élevées et plus nobles que nos sensations. L’égoïsme d’un dilettante peut être aussi féroce que celui d’un libertin, il sera toujours moins abject. M. de Camors faisant ramasser à un chiffonnier un louis dans l’ordure avec ses dents n’est pas sympathique, mais il est moins répugnant que Coupeau. C’est qu’il y a dans les sentiments et dans les penchants qui en résultent quelques éléments au-dessus de l’égoïsme. Rechercher la sympathie de ses semblables et éviter leur antipathie, cela suffit pour faire accomplir au moins en public des actions conformes à la morale courante.

Il est dès lors évident qu’un antagonisme doit se produire entre le personnage sensitif et le personnage sentimental. Ce ne sont pas encore les deux hommes de saint Paul et de Racine. Ce ne sont pas non plus les deux moi de M. Bergson. Ce sont les deux Tartarins de Daudet, la bête et l’autre de Xavier de Maistre. L’un tremblera tandis que l’autre fera belle contenance, l’un sera furieux de perdre au jeu tandis que l’autre gardera le sourire aux lèvres, l’un à table s’empiffrerait volontiers, l’autre mangera modérément. Le personnage verbal, qui ne tient guère son rôle que quand il parle à haute voix et le plus souvent en public, fait ordinairement pencher la balance du côté du personnage sentimental. La parole de l’un exprime les désirs de l’autre, les désirs du personnage sensitif sont refoulés brutalement devant le monde. C’est que, ainsi que nous l’avons vu, le personnage