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si l’intelligence a besoin d’un signe sensible pour s’exercer, elle se contente de bien peu, puisqu’un aveugle sourd et muet de naissance parvient à penser grâce aux seules sensations fournies par le toucher (p. 27). D’où il conclut, un peu précipitamment peut-être, qu’avec un cerveau de singe l’homme serait encore un homme, et qu’avec un cerveau d’homme un singe ne serait qu’un singe. Mais n’importe, la remarque est bonne, du moins il nous semble qu’il y aurait un bon parti à en tirer, et c’est la première fois, à notre souvenance, qu’elle est présentée comme preuve du rôle secondaire que jouent dans la pensée abstraite les images, et par suite les états cérébraux qui s’y rapportent. D’autres fois par contre, il est moins heureux, par exemple lorsqu’il tient le singulier raisonnement que voici : Lorsque nous regardons un objet très grand, comme une montagne, l’impression produite dans nos organes, et qui doit être une image, est très petite. Comment se fait-il donc que notre sensation paraisse s’appliquer à la montagne elle-même, c’est-à-dire excède notablement la capacité de la tête humaine ? « On peut sans témérité, ajoute-t-il, mettre la physiologie en défi d’expliquer ce problème au moyen des seuls mouvements organiques » (p. 38).

Ce que dit le P. de Bonniot de l’idéalisme berkeleyen présente plus d’intérêt. Là-dessus, il a vraiment une manière à lui de voir les choses. Il pose d’abord en principe que l’idéalisme, « c’est une voie largement ouverte au scepticisme » (p. 135). Donc, et sans qu’il soit besoin d’autres raisons, c’est une doctrine abominable. Seulement, au lieu de s’attarder à une réfutation où il ne pourrait que reproduire les arguments traditionnels, il entreprend la tache bien autrement difficile d’établir positivement les assises du système contraire. Il est conduit par là à soutenir des opinions singulièrement hasardeuses ; mais comme il a au plus haut point ce courage philosophique que donne la certitude de posséder la vérité, il n’hésite pas, et pousse jusqu’aux plus extrêmes conséquences de ses principes. Par exemple, les physiologistes et les psychologues considèrent également comme un point désormais acquis à la science que la condition définitive et dernière de la sensation est dans les centres nerveux. Le P. de Bonniot voit bien, et cela est tout à l’honneur de sa clairvoyance, que, si on l’accorde, il n’y a plus moyen d’échapper à l’idéalisme. Donc il le niera, et soutiendra que la sensation a lieu dans l’organe périphérique, lequel, dit-il, recueillant avec une fidélité parfaite les images des objets sensibles, peut imprimer dans l’âme une certaine forme des êtres matériels dont elle prend connaissance (p. 136). Mais les nerfs sensitifs, dira-t-on, qu’en faites-vous ? Le P. de Bonniot leur donne une autre destination. Et l’âme, dira-t-on encore, l’âme qui est par essence simple et indivisible, elle est donc tout entière en des parties multiples de l’organisme ? Sans doute, et « l’anatomie du cerveau ne permet pas de soutenir une autre opinion » (p. 136). La thèse, on le voit, ne manque ni de hardiesse, ni d’originalité.