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ANALYSES.tarde. Les lois de l’imitation.

Nous évitons aussi cette conséquence acceptée par M. Tarde que l’homme, lorsqu’il innove, échappe à sa société. Au moins cela n’arrive-t-il pas toujours ; en un sens, même, cela n’arrive jamais, l’homme se rattache toujours à sa société en tant que son invention est une conséquence de l’état social dans lequel il vit, et en cela, d’ailleurs, l’imitation joue un rôle dans l’invention, car celle-ci résulte, comme le fait remarquer M. Tarde, de l’interférence de plusieurs imitations ; ce qui n’est pas imité, c’est la combinaison qui se produit en ce moment. Cependant il est difficile de lui dénier le caractère social. Sans doute l’homme est, en un sens, si l’on veut, extra-social ou supra-social quand son invention tend à substituer à la société actuelle une société nouvelle, mais s’il s’agit d’une invention « accumulable » je ne vois pas comment le caractère social pourrait lui être refusé, en tant que cette imitation vient confirmer les liens de la société établie, non pas parce qu’elle serait une imitation d’autres phénomènes sociaux, mais bien parce qu’elle s’harmonise avec eux, parce qu’elle concourt avec eux à une fin unique : le maintien (ou le développement) du type social. À moins que l’on ne prétende que c’est imiter quelqu’un que de concourir à la réalisation du même idéal ; mais qui ne voit que, en ce cas, d’abord l’imitation et l’invention ne seraient plus discernables et que le phénomène essentiel dans ce cas c’est la réalisation même de l’idéal et la convergence vers la fin unique et supérieure, non l’imitation qui est un moyen, non un but, et qui n’a de valeur que comme moyen ?

Aussi bien, M. Tarde n’a-t-il pas fait à l’invention une part assez grande, l’invention n’est pas si rare qu’il le croit, elle est l’accompagnement naturel de l’imitation, et même elle contribue à lui donner sa valeur sociale. On n’imite jamais absolument de même qu’on n’invente jamais absolument. S’il est vrai que l’on imite encore alors qu’on invente, il est non moins vrai qu’on invente encore alors qu’on imite. Pour nous assimiler tout à fait la peine, le désir d’un autre, il faudrait que nous fussions cet autre. Nous ne pouvons même pas, d’une année à l’autre, nous imiter complètement nous-mêmes. Nous transformons plus ou moins et en diverses manières tout ce que nous recevons, et ce n’est que par ces petites inventions jointes à ces imitations que la société est rendue possible ; ce qui fait qu’une mode se propage c’est qu’elle peut s’accommoder à un plus grand nombre de personnes, qu’elle peut entrer dans un certain nombre d’esprits, c’est-à-dire être plus ou moins facilement modifiée, si légèrement d’ailleurs qu’on le voudra. Le magnétisé même, en obéissant à l’ordre du magnétiseur, transforme visiblement la pensée de ce dernier par l’adjonction d’une foule de phénomènes accessoires qu’il y ajoute de son propre fond ; par exemple, il attribuera à un acte suggéré des motifs raisonnables qui en font relativement de son acte passif une invention réelle. L’importance de ce côté de la vie sociale ne paraît guère contestable ; au reste, M. Tarde n’avait pas à s’en occuper longuement, puisque son