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tige, nest donc pas le phénomène essentiel au point de vue social ; ce qui importe, ce n’est pas la reproduction, la ressemblance, c’est l’harmonie, et souvent l’harmonie est en raison inverse de la ressemblance et de l’imitation. Quelquefois aussi, l’imitation, la similitude peut produire tout le contraire de l’état social : deux personnes de même caractère s’accordent souvent mal, et le principe de traiter les gens comme ils vous traitent amène aussi bien sinon plus souvent des brouilles que des associations. D’autre part, l’harmonie n’est pas proportionnelle à l’imitation ; un savant fait une découverte, il trouve, par exemple, que la cause de l’infection purulente est un microbe ; un autre savant, connaissant cette découverte, propose de mettre les plaies des opérés à l’abri de l’air extérieur et de tout ce qui peut introduire un germe dans la plaie, et de prendre des mesures pour détruire ceux qui pourraient s’y trouver. Voilà deux œuvres qui concourent visiblement, vers une même fin ; je suppose que le second ait connu les découvertes du premier ; le rapport entre les deux, au point de vue social, n’est pas niable ; en quoi cependant a-t-il imité le premier ? En rien, sinon en ce qu’il a adopté ses idées. Or s’il l’avait imité sur n’importe quel autre point, de manière que leurs deux œuvres n’eussent pu contribuer chacune pour sa part à la réalisation d’une fin sociale supérieure, le rapport social des deux savants en serait aussitôt amoindri. S’il s’était borné à refaire stérilement ses expériences, certainement ce fait aurait été social par ses causes et par ses résultats, puisque l’homme ne peut rien faire qui ne soit social à quelque degré, mais les deux savants n’auraient été en rapport social un peu important que si ses conclusions avaient différé sur quelque point, avaient complété les premières, ou leur avaient donné une valeur plus considérable, c’est-à-dire précisément en tant qu’elles auraient différé des premières. Remarquons qu’il ne s’agit ici que de lien social entre des individus, non du type social, ou de l’organisation politique. Le lien social ne sera pas moindre entre les deux savants, au point de vue scientifique, si nous supposons qu’ils appartiennent à deux nations différentes et même ennemies.

Il semble d’ailleurs que, si nous considérons l’imitation en elle-même, elle se ramène soit à un cas d’association systématique sociale — comme lorsque nous empruntons à nos parents, à nos amis des habitudes, des idées qui nous rendent aptes à prendre part à la coordination générale — soit à un cas d’association systématique psychique, comme lorsque l’imitation est dénuée de portée sociale, lorsqu’elle est une simple singerie : elle est due alors à un groupement systématique particulier de différents éléments psychiques autour d’une perception. Il me semble donc qu’il faut admettre que l’imitation n’est pas le fond de la vie sociale, et que, par conséquent, les faits semblables qui sont la matière de la science des sociétés proviennent non de l’imitation, mais de la suggestion, de l’adaptation spontanée, de la ressemblance des esprits et des conditions, etc., au moins pour une bonne part.