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g. fonsegrive. — l’homogénéité morale

ou que la mémoire nous rappelle sont des personnages de sentiment plutôt que des personnages de raison, ils nous sont suggérés par nos théories verbales, souvent aussi par des sentiments intérieurs que nous rougissons d’avouer ; ils sont ainsi tantôt bons, tantôt mauvais, tantôt dévoués et désintéressés jusqu’à l’héroïsme, tantôt égoïstes et cupides jusqu’à l’ignominie. Le même homme, dans la même journée, peut s’imaginer clément comme Auguste et vindicatif comme Émilie ; la même femme peut se représenter chaste comme Lucrèce et abjecte comme Messaline. À plus forte raison, les états intermédiaires peuvent-ils aisément dans la même imagination se succéder et se remplacer. L’imagination ne cherche en rien à satisfaire la raison ; que ses tableaux successifs soient incohérents, elle n’en a cure, elle obéit aux lois de l’association mises en jeu elles-mêmes par les accidents des excitations extérieures. Les systèmes d’actions que reproduit la mémoire ou que construit l’imagination, sont des rôles que l’esprit se joue à lui-même et auxquels il ne demande rien autre chose que de l’amuser. Ces rôles imaginaires peuvent cependant se réaliser, nous l’avons vu, ils prétendent même sans cesse à l’existence, et ils sont en outre indispensables, ainsi que nous le dirons plus loin, à la réalisation des actions. Dès qu’un mouvement est un peu complexe et sort du niveau des mouvements instinctifs, nous avons besoin de l’imaginer pour le produire. Les rôles imaginaires sont donc des matériaux de la moralité, mais ils ne méritent pas par eux-mêmes une qualification morale. Ils se laissent plier au gré de la volonté qui les emploie. Le même tableau imaginaire, qui servirait à un libertin de thème pour ses débauches, peut servir à un moraliste pour faire sentir l’horreur de la débauche. Les rôles imaginaires ne sont pas le caractère, ils lui servent seulement de matériaux.

Mais les deux facteurs essentiels du caractère sont, ainsi que nous l’avons vu, les réactions organiques et les réactions sentimentales. Or, si nous essayons de déterminer jusqu’à quel point les unes et les autres sont homogènes, voici ce que nous trouvons.

Les réactions organiques sont égoïstes et contradictoires. L’être qui n’a que des sensations cherche le plaisir et fuit la douleur ; il ne peut être qu’égoïste, tout rapporter à soi comme centre et se contredire au hasard de ses dispositions. Nous portons tous en chacun de nous (Baudelaire l’exprimait dans le vers qu’on sait) un disciple d’Aristippe qui ne voit que le présent ; poltron, lâche, claquant des dents au moindre danger, sensuel, libertin, libidineux, et par suite envieux et jaloux ; imprévoyant, inconsidéré, suffisant, vaniteux, orgueilleux, plein de son moi, insolemment véridique ou effronté-