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ANALYSES.tarde. Les lois de l’imitation.

du travail est poussée au point que les uns mangent pour les autres qui digèrent pour eux ». Si cette conception élargit trop le domaine social, la conception juridique qui donnerait pour associés à un individu quelconque ceux qui ont sur lui des droits établis par la loi, la coutume et les convenances admises ou sur lesquels il a des droits pareils, avec ou sans réciprocité, resserre trop, d’après M. Tarde, ce même domaine, de même qu’une notion du lien social toute politique ou toute religieuse, d’après laquelle « partager une même foi ou bien collaborer à un même dessein patriotique commun à tous les associés et profondément distinct de leurs besoins particuliers et divers pour la satisfaction desquels ils s’entr’aident ou non, peu importe ». D’ailleurs, continue M. Tarde, la conformité de desseins et de croyances dont il s’agit, cette similitude mentale que se trouvent revêtir à la fois des dizaines et centaines de millions d’hommes, elle n’est pas née ex abrupto ; comment s’est-elle produite ? Peu à peu, de proche en proche, par voie d’imitation. C’est donc là toujours qu’il faut en venir.

Le groupe social est donc « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle ». La société ainsi conçue est chose tout à fait différente de la nation, « sorte d’organisme hyperorganique, formé de castes, de classes, ou de professions collaboratrices ». De même il faut distinguer du groupe social le type social, composé « d’un certain nombre de besoins et d’idées créés par des milliers d’inventions et de découvertes accumulées dans la suite des âges ; de besoins plus ou moins d’accord entre eux, c’est-à-dire concourant plus ou moins au triomphe d’un désir dominant qui est l’âme d’une époque ou d’une nation ; et d’idées, de croyances plus ou moins d’accord entre elles, c’est-à-dire se rattachant logiquement les unes aux autres, ou du moins ne se contredisant pas en général ». Et pour écarter de nouvelles objections, M. Tarde nous dit un peu plus loin : « À vrai dire, ce que j’ai défini plus haut, c’est moins la société telle qu’on l’entend communément que la socialité. »

Une société est toujours, à des degrés divers, une association, et une association est à la socialité, à l’imitativité, pour ainsi dire, ce que l’organisation est à la vitalité ou même ce que la constitution moléculaire est à l’élasticité de l’éther. La conception de l’état social qui nous est ici donnée, est complétée encore par des comparaisons avec certains états psychologiques. « L’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées, telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social. Pour reconnaître l’exactitude de ce point de vue sociologique, il ne faut pas nous considérer nous-mêmes ; car admettre cette vérité en ce qui nous concerne, ce serait échapper à l’aveuglement qu’elle affirme, et, par suite, fournir un argument contre elle, mais il faut songer à