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Or, la mémoire nous rappelle ainsi non seulement des actes isolés, mais même des systèmes d’actes, et jusqu’à des caractères entiers. Nous nous rappelons comment agissait telle ou telle personne, nous imaginons aisément comment elle aurait agi dans telle ou telle circonstance, nous pouvons la contrefaire, revêtir volontairement son personnage. Nous le faisons même involontairement. Il suffit que je prononce ces mots : « Ne regardons pas les choses à la surface », pour que mes deux mains exécutent aussitôt certain geste familier à un de mes anciens maîtres quand il les prononçait. Nous avons ainsi un grand nombre de personnages subsidiaires, de caractères d’emprunt dont le souvenir conservé se joue, pour ainsi dire, à la surface de notre caractère véritable.

Notre imagination construit encore des systèmes d’actions ; nous nous supposons dans des circonstances où nous ne nous trouvons pas, nous nous imaginons être ce que nous ne sommes pas, comme le M. Joyeuse d’A. Daudet, et ces actes imaginés viennent se joindre à la collection de ceux que la mémoire conserve. Ils demeurent extérieurs à notre caractère, et leur nature fictive en fait des rôles plutôt que des personnages. Or, nos actions n’expriment pas toujours notre véritable caractère, elles expriment aussi parfois les reflets de notre mémoire ou les constructions hasardeuses de notre imagination. Tantôt nous agissons pour notre propre compte, tantôt nous nous contentons de nous mettre en scène et déjouer un rôle. Ce rôle peut même arriver à faire partie intégrante de notre personne quand il se reproduit régulièrement à certains intervalles et dans certaines conditions. Un juge très léger de mœurs peut devenir, et de bonne foi, très sévère sur son siège. Ce que l’on nomme hypocrisie ne mérite pas toujours ce nom. Tel homme agit en public tout autrement qu’en particulier qui n’a pas toujours pour but exprès de tromper le monde. Il se conforme en public aux mœurs publiques et en particulier à ses penchants.

Le personnage sensitif, le personnage sentimental, le personnage verbal, bien que souvent en contradiction les uns avec les autres, se fusionnent et finissent par former une certaine continuité morale, mais il ne faut pas une bien grande habitude de la réflexion psychologique pour les démêler à l’œuvre en chacun de nous. Nous pouvons aussi les voir chez les autres se succéder et se remplacer. Cela est surtout frappant chez les enfants dont le caractère est en train de se modifier. Un enfant naturellement sensuel et paresseux, en voie de s’améliorer, a des jours excellents, et des retours inattendus à tous ses anciens défauts. Sa physionomie change du jour au lendemain en même temps que change son caractère. Si plus tard, par l’hyp-