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Substitutions de souvenirs.

Je puis étudier en ce moment sur moi-même un curieux exemple de substitutions de souvenirs ; je vais le rapporter dans tous ses détails.

Pendant le semestre d’été 1889, je fréquentais une fois par semaine un laboratoire de zoologie dans lequel j’étais assis à côté d’un jeune homme, M. X., qui se livrait à des travaux de dissection analogues aux miens. Naturellement, je m’étais lié avec M. X., et je causais avec lui pendant les trois ou quatre heures que durait la dissection. Vers la même époque, je suivais un cours de botanique, et je découvris une ressemblance très grande entre le préparateur de ce cours et M. X. ; je ne cherchai pas à analyser cette ressemblance, qui demeura pour moi à l’état d’impression subjective. Au mois de juin de cette même année, je quittai Paris, et depuis cette époque je n’ai plus revu M. X., je n’ai conservé aucune relation avec lui. Au contraire, j’ai pu revoir à maintes reprises le préparateur du cours, que j’appellerai pour plus de commodité M. A. ; je précise : à partir du mois de novembre, je l’ai vu dans son laboratoire une fois par semaine pendant deux ou trois heures.

Or, voici la curieuse perturbation qui se produit dans mes souvenirs (mai 1890). Je puis me rappeler avec facilité et exactitude la physionomie des personnes qui fréquentaient le laboratoire de zoologie pendant le semestre d’été 1889 ; non seulement je me les rappelle, c’est-à-dire que je puis citer telle particularité de leur figure ou de leurs gestes, tel propos qu’elles ont tenu, mais encore je puis les visualiser ; la vision mentale est fuyante (comme c’est presque toujours le cas chez moi), mais elle est assez précise. En ce qui concerne M. X., mon compagnon de travail, je n’arrive pas au même résultat. Si j’essaye de me représenter la figure, ce n’est pas elle que je vois se dessiner et se colorer dans mon esprit, c’est celle de M. A. En vain, je fixe mon attention, je fais un grand effort de volonté ; c’est toujours cette dernière figure qui m’apparaît au lieu de l’autre ; elle se montre tantôt de face, tantôt de profil ou autrement ; parfois, dans cette image, ce sont les yeux qui ont le plus de netteté, ou bien c’est la moustache, ou la forme des épaules, ou la coupe des cheveux. Mes efforts pour remplacer cette figure par l’autre ne servent qu’à en changer la position, mais son identité ne varie pas et je le reconnais sans aucune hésitation. C’est comme un quiproquo incessant et obligatoire, car j’ai beau m’en rendre compte, je ne peux pas l’éviter.