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a. binet. — l’inhibition

la percevoir dans sa totalité. Une négation est donc susceptible de se résoudre en une perception ou en une représentation positive.

Les choses sont un peu plus complexes lorsque l’on spécifie, dans la négation, la nature de l’objet qui n’existe pas, comme lorsqu’on dit : il n’y a pas de livre sur cette table. Il est évident que dans ce cas la représentation du livre doit jouer un rôle dans l’ensemble des présentations qui se forment en nous. Le composé mental devient alors très complexe, mais il ne me paraît pas impossible de le décrire, d’après mes observations personnelles.

Je me représente d’abord le livre sur la table ; cette représentation est nécessaire, car si je ne l’avais pas, je ne pourrais comprendre de quoi il s’agit, et la proposition serait pour moi non avenue. C’est une conclusion forcée ; pour nier une chose concrète, il faut commencer par la concevoir, par se la représenter, et on doit même se la représenter dans l’état précisément oii on nie qu’elle existe. En second lieu, cette représentation mentale s’efface, et elle est remplacée par celle d’une table dont je vois complètement la surface. Si j’ajoute qu’à la suite de la première représentation, je sens naître en moi des gestes et des paroles de dénégation, qui ont comme pour effet de repousser loin de moi cette image fausse, j’aurai décrit à peu près tout ce que le témoignage de la conscience m’apprend sur ce cas difficile.

Le procédé mental de la négation me paraît donc consister en deux représentations également positives, dont l’une contredit l’autre[1].

Il faut toutefois admettre que ce procédé général peut présenter de grandes variations d’une personne à l’autre ou d’un cas à l’autre. J’ai pris, pour être clair, un exemple oîi la négation repose sur une véritable incompatibilité logique découverte entre deux faits ; c’est la négation consciente, réfléchie, raisonnée. Mais parfois on nie un fait directement, en lui-même, sans pouvoir dire pourquoi ; on éprouve pour ce fait une sorte d’éloignement ; c’est après l’avoir nié qu’on cherche les raisons justificatives. Dans d’autres cas encore, c’est l’inverse ; on ne songe nullement à nier, mais on a accepté certaines idées qui entraînent l’exclusion d’autres idées, de sorte que ces dernières ne seront pas examinées ; le seuil de la conscience leur est interdit.

  1. Ces lignes étaient écrites quand j’ai lu l’intéressant article de M. W. James sur la Croyance, où l’auteur arrive à la même conclusion (Mind, 1889).