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achevée pendant la période que nous venons de décrire : la législation de Lycurgue et le développement de la civilisation dorienne se rattachent aux mêmes principes et appartiennent à la même phase. Ce n’était pas au nom de vues utilitaires, mais ce n*était pas non plus au hasard que la religion défendait les souillures physiques et morales, protégeait la propreté des fontaines, fixait des jours pour le repos, et interdisait les mariages trop précoces. Ce n’était pas par hasard que l’éducation des Grecs était fondée sur le respect de toutes les traditions et placée sous l’invocation des plus antiques divinités de chaque ville, que le droit international émané des sanctuaires distinguait les guerres entre Grecs des guerres entre Grecs et Barbares, que la piété envers les dieux tendait, grâce à l’interprétation des oracles, à se confondre de plus en plus avec la justice et l’humanité. Beaucoup de leurs prescriptions n’étaient que des conseils d’hygiène, de médecine, de politique ou de morale, tant bien que mal adaptés aux besoins de leurs clients. De même que, de nos jours, les paysans de l’Auvergne, quand ils ont perdu un enfant, brûlent le soir la paille de son lit selon une coutume religieuse antique, et se mettent en prières autour du feu, accomplissant ainsi, sans le savoir certes, un acte conforme aux prescriptions de l’hygiène, de même, sans viser à telle ou telle utilité déterminée et comme à tâtons, la religion a introduit dans les techniques primitives des améliorations considérables.

La volonté individuelle n’était pas, en ces temps, aussi étouffée qu’on pourrait le croire sous le poids de la volonté collective. La connaissance des lois ou coutumes non écrites, expression de la volonté des dieux, loin d’être une contrainte, passait pour un secours et un encouragement. Chaque règle, reposant sur la nature des choses, conférait un moyen assuré de se délivrer de quelque mal ; c’était un instrument, une arme, plutôt qu’une entrave. L’avenir restait, bien que déterminé en principe, assez indéterminé en fait pour que l’action gardât ses excitants ordinaires, l’espoir et la crainte de l’inconnu. La prescription pratique était claire, mais l’issue de l’événement restait incertaine ; on ne savait qu’une chose : c’est que tout devait réussir en fin de compte à celui qui observait les lois des ancêtres. Quant à la divination, qui eût pu, employée systématiquement, restreindre le champ de l’inconnu dans des proportions funestes à toute initiative, elle n’avait, comme nous l’avons vu dans le Prométhée d’Eschyle, que sa place parmi les autres arts, tous divins comme elle ; on ne l’employait donc que dans des cas exceptionnels, assez rares par rapport au nombre des actes possibles, que la technique traditionnelle n’avait pas prévus. On savait d’ailleurs que