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ce que nous appelons depuis Kant des actes moraux ; mais leur violation ou leur observance provoquent toujours, par cela même qu’ils ont été accomplis en vertu d’une tendance régulatrice une fois établie ou malgré elle, des sentiments analogues à ceux que provoquent chez nous la violation ou l’observance des règles morales. De même qu’un catholique de nos jours éprouve du remords s’il manque à l’un des commandements de l’Église sur la fréquentation des offices ou l’abstinence du vendredi, de même un Grec se sentait coupable s’il négligeait d’accomplir une prescription de son culte qui nous paraît moralement indifférente, comme de poser le pied gauche le premier pour gravir les degrés d’un temple ou de prier sans s’être purifié[1]. L’évolution de la pratique est parallèle à celle de la spéculation et de l’esthétique. Si les actes ordonnés par la conscience collective d’une peuplade ne sont pas ceux que la morale moderne prescrit, s’ils ne sont pas prescrits exactement sous la même forme que les obligations de la conscience actuelle, ils n’en sont pas moins pratiquement nécessaires ; ils n’en constituent pas moins le point d’attache de l’individu à son groupe ; ils n’exigent pas moins une abdication de la volonté individuelle au profit de la volonté collective ; c’est sur eux que repose l’existence de la famille et de la cité. À ce titre, bien que d’une moralité inférieure et diffuse, ils sont moraux.

Peu à peu cependant les grandes lignes d’une classification rationnelle des pratiques commencent à se dessiner. Dans Homère, c’est Zeus qui donne les lois, tandis que pour les arts Apollon et Athênê interviennent seuls. Hésiode insiste sur cette distinction. Il attribue à la justice parmi les autres pratiques une place de beaucoup prépondérante. Selon la met également hors de pair. Partout on voit une affinité entre la règle souveraine de l’action et le souverain des dieux : le Prométhée d’Eschyle invente jusqu’à la divination ; il n’invente pas la justice ! Les interprètes les plus anciens et les plus scrupuleux des poètes[2] avaient déjà remarqué cette différence. Protagoras, mis en scène par Platon, raconte avec toutes sortes de détails la révélation des arts par Epiméthée et Prométhée, mais l’art de la politique reste jusqu’à la fin dans la forteresse inaccessible de Zeus,

  1. Rapprochez les deux vers d’Hésiode, Op. et D., 740 :

    ὅς ποταμὸν διαβῇ κακότητι δὲ χεῖρας ἅνιπτος,
    τῷ δὲ θεοὶ νεμεσῶσι καὶ ἅλγεα δῶκαν ὀπίσσω.
    .

    Il y a de la malice, de la méchanceté à ne pas se laver les mains avant de passer dans une rivière.

  2. Platon, Protagoras : sur son habileté à commenter les poètes, 338, 347, c. sur la justice, don de Jupiter, 321, 322, d.