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a. espinas. — les origines de la technologie

l’homme ainsi formé imite Dieu même et s’identifie avec les desseins du daimôn, âme de la cité, ou de la divinité, quelle qu’elle soit, commune à telle ou telle confédération de cités. Car le dieu d’un peuple n’est pas autre chose que sa propre conscience objectivée. Zeus, c’est ce qu’il y a de commun dans l’idéal des Grecs disséminés depuis le Pont-Euxin jusqu’aux Colonnes d’Hercule : plus tard, quand la réflexion fut possible, Heraclite a paru le comprendre. « La raison commune, dit-il, qui est la raison divine et par laquelle nous devenons raisonnables, est la mesure de la vérité. » Et ailleurs : « La multitude vit comme si chacun avait une raison à soi, mais il n’y a qu’une raison commune à tout ; c’est elle qu’il faut suivre. » Δεῖ ἕπεσθαι τῷ ξυνῷ[1]. La cité n’existe que par sa participation à la raison universelle. « La raison est commune à tous les êtres ; il faut que les hommes pour parler avec raison s’appuient sur la raison universelle, comme la cité s’appuie sur la loi ; mais celle-ci bien plus fortement. Car toutes les lois humaines s’alimentent d’une loi unique qui est une loi divine et qui, non seulement a toute la puissance qu’elle veut, mais prête sa force à toutes les autres et en a encore par surcroît[2]. Sans ces lois, il n’y aurait pas de justice. » La volonté individuelle n’est donc qu’une partie de la volonté collective, une pièce du corps social : il faut pour le bien de ce corps comme pour le sien qu’elle marche à l’unisson dans le mouvement de l’ensemble. Ainsi se trouve marqué tout d’abord, et d’un trait sûr, le caractère essentiel de toute philosophie de l’action, à savoir que la conscience pratique individuelle n’a pas sa règle en elle-même.

Entre les techniques inférieures par lesquelles les opérations de la vie matérielle sont réglées et les techniques supérieures auxquelles les autres se subordonnent, entre les arts vulgaires et la morale, les théologiens ne tracent qu’une démarcation incertaine. Ils comprennent que les prescriptions de toute technique une fois constituées ne sont efficaces que parce qu’elles sont obligatoires à quelque degré et sont obéies sans raison. C’est, en effet, une erreur selon nous de prétendre que la religion primitive est étrangère à la morale[3]. Il n’est pas une croyance, si rudimentaire qu’on la suppose, qui n’entraîne un certain nombre d’actes. Ces actes peuvent différer de

  1. Sextus, Math., VII, 126, 131, 133.
  2. Mullach, fragment 19.
  3. Cf. Taylor, la Civilisation primitive, t.  II, p. 464 ; Réville, les Religions des non civilisés, t.  I, p. 120 et 123 ; Burnouf, Revue des Deux Mondes, décembre 1864 et 15 août 1868. « Il y a eu des religions sans morale. La religion est une conception métaphysique, une théorie. Il est nécessaire de se persuader qu’il ne s’agit pas ici de morale et que la conduite de la vie est étrangère à ces questions. »