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humains et des moyens d’y pourvoir ; ils communiquent aux pratiques hasardeuses, le plus souvent, mais fixes, fondées sur leurs préceptes, une assurance, une confiance calme aussi propres h fonder le bonheur que le succès le mieux éprouvé.

Ces pratiques régulières (τέχναι), en tant qu’attribuées, assignées par les dieux aux mortels (νομιζόμεναι), sont des lois divines (νόμοι). Mais elles ne sont pas surnaturelles pour cela. Au contraire, c’est précisément parce qu’elles sont divines et forment le lot (μοῖρα) de l’homme parmi tous les dons (δῶρα) accordés à l’origine par les dieux aux êtres vivants[1], qu’elles font partie de notre nature et de la nature en général. L’antiquité de la plupart d’entre les arts faisait croire, en efîet, que tous, depuis les coutumes morales, ces vénérables lois non écrites, sans cesse invoquées par la sagesse des sanctuaires, jusqu’à la manière de faire le pain et de labourer les champs, étaient quasi éternelles et n’avaient jamais changé. C’est cette immutabilité qui était le plus fort argument en faveur de leur divinité et en même temps, si j’ose dire, de leur naturalité. Un usage qui a toujours existé, un procédé de culture ou de construction qui est employé de temps immémorial, une loi, une constitution que ni cette génération ni celle qui l’a précédée n’ont vue naître, sont parce qu’ils sont ; ils n’ont pas besoin déraison d’être explicite ; ils paraissent aussi nécessaires, comme le dit Platon, aussi naturels que l’ordre des saisons et la marche des astres, que les fonctions essentielles propres à chaque être vivant. Si vous voulez, encore de nos jours, plonger dans un grand étonnement une femme ignorante en train d’accomplir quelque cérémonie même toute locale, demandez-lui-en le pourquoi : Cela se fait parce que cela s’est fait toujours, il n’y a pas de raison à ce qui ne peut être autrement, ayant toujours existé. De même, pour les Grecs d’avant le ve siècle et pour le vulgaire même à l’âge des philosophes, les règles qui dirigeaient la vie étaient naturelles parce qu’elles étaient immuables, et divines parce qu’elles étaient naturelles, la nature et la volonté des dieux étant alors la même chose.

Cette conception physico-théologique des principes de l’action consiste au fond à rattacher la volonté individuelle, dans ce qu’elle a d’ordonné et de permanent, à la volonté et à la sagesse du groupe ; elle dérive la conscience pratique de l’individu de la conscience pratique sociale. En suivant la tradition, en imitant ses ancêtres,

  1. Cf. Platon, Protagoras, 321, d. e. Le commentaire que donne ici Platon de la fable de Prométhée, ministre des dieux homériques, Héphaistos et Athênê, est tout à fait conforme à l’esprit de la religion populaire. Cf. les récits orthodoxes de l’origine de la civilisation présentés par le même philosophe, dans le Politique, 274, d, et les Lois, livre III.