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événements qui font le malheur ou la joie des familles ; c’est pour le poète un fait constant que, selon l’antique maxime, l’excès de prospérité est suivi par un excès de misère ; mais il va plus loin, il soutient, et c’est une opinion qui lui est propre, dit-il, que le crime engendre le crime, que la vertu engendre la vertu et que le malheur suit dans le premier cas, la prospérité dans le second. Zeus est le garant de cette loi de justice (id., v. 750). Quelque sympathie qu’il ait témoignée à Prométhée, Eschyle est donc en réalité du même sentiment que les poètes antérieurs ; le plus sûr moyen d’être heureux n’est pas pour l’homme de se confier en sa prudence et en son habilité ; c’est de suivre en toute docilité la volonté des dieux. Ces volontés ne sont pas arbitraires encore une fois ; ce sont les lois mêmes de la nature, elles tiennent aux entrailles des choses. Elles sont, comme le pensait Héraclite, l’expression de la Diké dont rien au monde ne peut enfreindre les arrêts, de la destinée ou de la nécessité qui domine tout. Elles sont l’ordre cosmique lui-même, et, dans la cité comme dans les chœurs célestes, rien ne subsiste que par elles[1]. Elles ont bien quelque chose d’impénétrable ; Héraclite donne peut-être le dernier mot de la doctrine quand il dit que le devenir du monde est semblable h un jeu de dames (jeu de marche réglée et numérique chez les Grecs), qui est conduit par la main d’un enfant. Mais une part considérable de raison et de justice, sinon de bonté, a été introduite par les poètes et les théologiens dans la conception du principe régulateur de l’univers, et sans être affranchis entièrement de la fatalité, sans concevoir encore la possibilité du progrès, les hommes imbus de leur enseignement pouvaient déployer avec quelque assurance leur activité sur un monde, d’où le caprice était banni.

Étranger à ces spéculations, le peuple avait partout traduit par des légendes concrètes et réconfortantes cette idée générale que les règles de l’action sont des volontés divines. Les puissances célestes de tout ordre, devenues, de forces aveugles, des génies secourables, se sont faites partout les institutrices de l’homme. Nous avons vu les dons qu’Homère attribue à Zeus, à Minerve, à Apollon. À la voix de celui-ci, les routes s’ouvrent, les quartiers des cités se régularisent, les citadelles s’entourent de murailles, la civilisation commence avec la poésie et la musique. C’est-lui, c’est ce Dieu secourable (Epicourios) qui confie à son fils Asclépios les secrets

  1. Presque tous les chœurs expriment cette conviction. Voir dans les Choéphores les vers 305, 380, 398, 640. Dans les Suppliantes, il est dit que « la volonté de Zeus redresse le destin par une loi vénérable », c’est-à-dire plie le hasard aux exigences de la justice.