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tants de la sagesse fondée sur l’expérience et la réflexion, il dément par sa vie cette condamnation de l’initiative et de la prudence humaines. D’ailleurs il ne faut pas juger de l’état de la conscience hellénique en général d’après les méditations mélancoliques de quelques sages ; nous verrons bientôt que les soucis spéculatifs de cette élite n’étaient point partagés par la foule. Solon, poète tragique, ne se serait pas exprimé sur la scène comme il le faisait dans ses élégies.

Nous sortons avec Eschyle de la période proprement théologique. La foi commence à se troubler au contact des spéculations philosophiques et subit le contre-coup des révolutions ; elle surmonte cependant cette première épreuve.

Nous voici de nouveau en présence de Prométhée. « Écoutez, dit le Titan, les misères des mortels ; apprenez comment j’ai fait d’eux, enfants jusque-là, des hommes capables de penser, des êtres raisonnables… Auparavant ils avaient des yeux et ne voyaient point, des oreilles et n’entendaient point. Semblables aux formes qu’on voit dans les rêves, ils vivaient pendant des temps sans fin au milieu de conjectures et d’incertitudes. Alors point de maisons de briques ensoleillées, point de charpentes. Ils habitaient des trous, comme les fourmis alertes, dans les profondeurs sans soleil des cavernes. Ils ne reconnaissaient à aucun signe assuré ni l’hiver, ni le printemps, saison des fleurs, ni l’été, saison des fruits. Ils faisaient tout sans pensée, jusqu’au jour où je leur montrai le lever des astres et le moment indécis de leur coucher. Le nombre, cette merveilleuse invention, c’est moi qui le trouvai pour eux, ainsi que les combinaisons des lettres, et la mémoire, cette ouvrière universelle, mère des Muses. Le premier aussi j’accouplai les bêtes de somme asservies au joug, qui devinrent les remplaçants des grands labeurs pour le corps des mortels. J’amenai au char le cheval docile aux rênes, symbole de l’opulence. Nul autre que moi ne donna aux matelots ces autres chars aux ailes de lin, battus par le flot des mers. Et moi qui ai découvert ces magnifiques inventions à l’usage des mortels, je n’ai pas à mon service une ressource pour me tirer de l’embarras où je suis ! — Le Coryphée — Oui, tu es tombé dans un affreux désordre : ton esprit s’est égaré : médecin maladroit, surpris par le mal, te voilà au dépourvu et tu ne peux trouver des remèdes qui te guérissent ! — Écoute-moi jusqu’au bout et tu en seras émerveillé ; écoute quels arts et quelles ressources j’ai imaginés. Ceci fut le plus prodigieux : tombait-on malade, point de soulagement, ni aliment, ni onguent, ni boisson. Faute de remèdes, on était dévoré par les maladies. Mais j’ai imaginé les préparations bienfaisantes qui les apaisent.