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d’initiatives raisonnées. Notre volonté se meut selon des formes et en vue de fins qu’elle ne pose pas elle-même, Aristote l’a bien vu. L’artisan fabrique, le cultivateur laboure, le marin navigue, le soldat combat, le commerçant échange, le professeur enseigne, le gouvernant administre, le politicien discute, en se servant d’outils, d’engrais, de livres, de formules qu’ils reçoivent de leurs groupes : la matière et la coupe de nos vêtements, la forme et l’aménagement de nos demeures, la manière dont nous nous abordons, l’heure et la composition de nos repas, l’âge où nous accomplissons les actes essentiels de la vie et les conditions générales de ces actes depuis notre première culotte jusqu’à notre entrée à l’école ou au collège, depuis le choix d’un état jusqu’au choix d’une compagne pour la vie, tout cela est enfermé dans des règles dont l’interprétation nous est laissée, il est vrai, mais dans des limites beaucoup plus étroites que nous ne le croyons d’ordinaire. Chacun de nous, en effet, appartient à un milieu social, est, comme on dit, d’un monde qui se charge pour lui de l’interprétation des règles et lui épargne le plus souvent l’embarras de déterminer « ce qui se fait » comme « ce qui ne se fait pas ». De ce point de vue, chaque groupe social n’est pas moins caractérisé par ses arts que chaque espèce par ses instincts.

La Praxéologie ou Technologie générale. — Remarquons qu’il ne s’agit pas ici des beaux-arts, mais des arts utiles. Les Grecs les appelaient τέχναι et nous pourrions leur donner le nom de techniques pour les distinguer des arts qui tendent à produire l’émotion esthétique. Ce mot de technique a malheureusement chez nous un sens assez restreint ; nous disons la technique de l’enseignement, la technique de telle ou telle fabrication et nous désignons ainsi les procédés opératoires ou, en général, les parties spéciales des arts industriels (ou d’autres qu’on leur assimile) plutôt que ces arts eux-mêmes ; on aura de la peine à dire les techniques au lieu de dire les arts utiles, surtout si, nos vues générales étant admises, les groupes de règles supérieures, qui n’entraînent aucune manipulation, la politique et la morale par exemple, doivent être comptées au nombre des arts et deviennent des techniques. Il y aurait pourtant quelque avantage à pouvoir désigner ainsi, comme les Grecs le faisaient, les pratiques conscientes et réfléchies, à un certain degré en opposition avec les pratiques simples, qui s’établissent spontanément, antérieurement à toute analyse. Car ce sont les arts adultes, non les pratiques inconscientes qui donnent naissance à la science dont nous nous occupons, et engendrent la Technologie. Chacun d’eux implique une technologie spéciale, en sorte que l’ensemble de ces études partielles forme naturellement la Technologie générale