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êtres organiques ainsi engendrés ont continué à faire des progrès grâce surtout à l’émigration, qui, en les changeant de milieu, leur fait effectuer de nouvelles adaptations. Cette émigration est au début purement passive, et s’effectue surtout « par les vagues continuellement mouvantes de l’océan » ; peu à peu elle change de caractère ; elle est naturellement imposée quelquefois par l’abaissement ou l’élévation du sol, des continents ou du fond des mers : elle peut être aussi déterminée par d’autres causes. À mesure que la terre a vieilli, les milieux se sont différenciés et de nouvelles adaptations ont été possibles. Le croisement agit aussi sur l’évolution ; il est possible entre les êtres qui ne sont pas encore séparés par des différences trop considérables. Le point au delà duquel il cesse d’être fécond marque la limite de l’espèce. « À chaque nouvelle émigration ou nouveau croisement utile, une espèce d’êtres organiques avance d’un pas vers une autre espèce immédiatement supérieure. Ce sont toujours le croisement et l’émigration, et surtout cette dernière, qui sont la cause de ce que deux ou plusieurs individus identiques, qui sont nés des mêmes parents et dans le même habitat, peuvent donner naissance à des espèces très différentes entre elles. » D’autre part, l’infécondité du croisement est la cause de lu conservation des espèces.

Telle est en abrégé la théorie de Conta. L’auteur l’applique à diverses questions biologiques et ses discussions sont intéressantes, mais resteront forcément peu efficaces. La base, les faits manquent. Quand, par exemple, après avoir dit que l’air et l’eau ont dû donner naissance à des corps intermédiaires qui sont devenus cellules organiques, que, « de cette manière, à tous les moments du temps passé, ont pris naissance des cellules organiques indépendantes, qui se sont ensuite transformées en êtres de plus en plus perfectionnés », on ajoute : « de pareilles cellules naissent encore de la même manière tous les jours et il en naîtra aussi à tous les moments de l’avenir tant qu’il y aura sur la terre de l’air et de l’eau non solidifiés », il serait bon, si l’on tient à faire accepter sa théorie, de lui donner d’autre appui que des considérations a priori forcément incertaines. Mais l’auteur est mort avant de publier son travail : peut-être l’aurait-il complété ou modifié. On peut y voir, actuellement, une occasion de réfléchir, ou de rêver, de modifier peut-être nos opinions sur des points de détail, de nous faire ajouter plus d’importance à certaines critiques du darwinisme. L’auteur, avec ses qualités, sa liberté d’esprit, sa clarté, son originalité, pouvait prétendre à mieux. Ce n’est pas que, telle qu’elle est, son œuvre soit inutile. Pour les matières encore incertaines, toute théorie qui nous montre une nouvelle manière de concevoir les choses, qui nous empêche, par cela même, de nous arrêter trop longtemps, de nous tenir trop fortement à une manière de voir plus probable peut-être dans l’ensemble, mais incertaine, elle aussi, peut, je crois, nous rendre service.

Fr. Paulhan.