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grande partie identiques d’individu à individu : c’est l’art. Du fond incohérent et discordant des sensations et sentiments individuels, l’art dégage un ensemble de sensations et de sentiments qui peuvent retentir chez tous à la fois ou chez un grand nombre, qui peuvent ainsi donner lieu à une association de jouissances ; et le caractère de ces jouissances, c’est qu’elles ne s’excluent plus l’une l’autre, à la façon des plaisirs égoïstes, mais sont au contraire en essentielle solidarité. Comme la métaphysique, comme la morale, l’art enlève donc l’individu à sa vie propre pour le faire vivre de la vie universelle, non plus seulement par la communion des idées et croyances, ou par la communion des volontés et actions, mais par la communion même des sensations et sentiments. » De là suivent, selon M. Fouillée, deux conséquences : 1o il faut que les sensations et sentiments dont l’art produit l’identité dans tout un groupe d’individus soient eux-mêmes de la nature la plus élevée ; 2o l’identité des sensations et des sentiments supérieurs, c’est-à-dire la sympathie sociale que l’art produit doit s’étendre au groupe d’hommes le plus vaste possible.

Est-ce bien en ce sens-là que Guyau a entendu le principe de l’art social ? Sans doute cette interprétation n’est nullement contraire à ses idées ; mais, il faut bien le dire, nous en avons vainement cherché la confirmation dans son livre. Ce principe a chez lui un sens beaucoup plus subtil : la sympathie sociale qui est en effet le but de l’art se rapporte, croyons-nous, non à la société réelle où l’art produit ses œuvres, mais à cette société idéale qui est elle-même une œuvre de l’art. Ainsi, dans l’analyse du plaisir artistique, Guyau relève uniquement le plaisir de sympathiser avec l’auteur de l’œuvre d’art et le plaisir de sympathiser avec les êtres représentés par l’artiste. C’est ce dernier élément qui, selon lui, donne surtout à ce plaisir son caractère social. « L’intérêt que nous prenons à une œuvre d’art est la conséquence d’une association qui s’établit entre nous, l’artiste et les personnages de l’œuvre ; c’est une société nouvelle dont on éprouve les affections, les plaisirs et les peines, le sort tout entier. » La conclusion du chapitre où l’art est comparé à la religion[1] ne laisse guère de doute sur ce point. « En résumé, l’art est une extension, par le sentiment, de la société à tous les êtres de la nature, et même aux êtres conçus comme dépassant la nature, ou enfin aux êtres fictifs créés par l’imagination humaine… La religion commande aux hommes de croire à la réalisation possible d’une société idéale de justice, de charité, de félicité, déjà en partie réalisée et dont nous devons pour notre part nous faire membre ou citoyen. Comme il y a une cité idéale de la religion, il y a une cité idéale de l’art ; mais la première est, pour le croyant, l’objet d’une affirmation et d’une volonté, la seconde est un simple objet de contemplation et de rêve. La religion vise au réel, l’art se

  1. Une erreur typographique a fait sans doute transporter cette conclusion au début du chapitre suivant, p. 22. Cf. avec le sommaire du chapitre premier, p. 1.