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ANALYSES.guyau. L’art au point de vue sociologique.

Ils lui doivent sans doute une partie de leur valeur artistique, ce qu’on pourrait appeler aussi leur valeur sociale. C’est pourquoi ces livres ne sont pas seulement des œuvres philosophiques : ce sont des œuvres littéraires, ce sont, dans toute la force du terme, des œuvres d’art. Là est, sans parler encore des qualités d’invention et de style, le secret du charme singulier qu’elles exercent sur tous ceux qui les lisent. Nul peut-être, parmi les modernes, n’avait encore rendu la philosophie si aimable, si insinuante, si persuasive, sans cependant lui faire rien perdre de sa profondeur. Sa manière rappelle parfois celle de Platon, avec plus d’émotion et moins de subtilité. Il y aurait, ce semble, une sorte d’impropriété morale à lui comparer, parmi les contemporains, M. Renan, bien que l’auteur des Dialogues philosophiques personnifie sans doute, aux yeux de bien des gens, ce mode de philosopher : il faudrait plus de sincérité, plus de sérieux, plus de solidité aussi, de l’un des côtés, pour que la comparaison fût possible. De tous les esprits de notre temps, celui qui a évidemment le plus d’affinités avec Guyau, c’est le maître qui l’a formé, dont il a été non seulement l’élève, mais le fils par la pensée et par le cœur, et qui entretient avec un soin pieux le culte de sa mémoire. Cependant la méthode de M. Fouillée semble plus rigoureuse ou du moins plus stricte ; elle laisse davantage apercevoir le mécanisme de la démonstration ; elle est, disons le mot, plus conforme aux habitudes, aux traditions proprement philosophiques. Aussi, n’est-ce pas seulement en philosophe, mais en artiste qu’il faut comprendre et apprécier le livre de Guyau. Si on semble y perdre quelquefois de vue la thèse qui en fait le sujet, si cette thèse même y demeure trop souvent vague et flottante au point qu’on ait peine à en reconnaître les contours et la physionomie propres, ces défauts apparents viennent moins de l’œuvre elle-même (à laquelle toutefois l’auteur n’a pu donner la dernière main) que de notre façon de la considérer : pour bien voir une œuvre d’art, il faut la voir d’ensemble, non dans les détails de sa structure, mais dans l’impression qui s’en dégage et qu’elle impose au spectateur. Quelques-uns pourront prétendre que le livre de Guyau n’est pas suffisamment démonstratif : tout le monde avouera qu’il est un des plus féconds en hautes pensées, en sentiments profonds, qui ait été écrit de notre temps.

Essayons cependant de retrouver et de faire saillir les articulations principales de l’argumentation, plus ou moins dissimulées sous l’abondance des développements où se complaît cette imagination inépuisable : nous verrons que la valeur philosophique du livre est au moins égale à sa valeur artistique.

L’art est essentiellement social parce qu’il a pour but de produire une émotion esthétique d’un caractère social : cette proposition résume tout le premier chapitre du livre.

Mais quand l’auteur a successivement démontré que toute émotion tend à se transmettre d’un individu à un autre et à les mettre ainsi en