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en effet, des faits psychiques, que nous constaterions sans pouvoir indiquer aucun fait physiologique correspondant. Bacon, malgré sa préoccupation trop prédominante des causes matérielles, était arrivé à la pensée qu’il y a certains états physiologiques « qui dégagent l’âme des liens du corps et la rendent plus capable de jouir de sa propre nature[1] ». C’est admettre que l’esprit connaît par sa propre nature, et que les organes qui sont des moyens pour la connaissance en constituent aussi la limite. L’expression de vision mentale, si on la prenait à la lettre, aurait la même signification, puisqu’il s’agirait d’une perception de l’esprit par opposition aux perceptions corporelles des organes de la vie. On peut refuser, par des motifs tirés de l’induction et de l’analogie, d’admettre la réalité de visions purement mentales. Si le fait des perceptions anormales existe, on peut supposer qu’il est le résultat de l’action d’un milieu matériel avec lequel nous n’entrons en rapport que dans des conditions physiologiques très exceptionnelles. La nature propre de l’esprit, dont parle Bacon, ne serait pas alors de connaître d’une façon purement mentale, mais de pouvoir connaître par des rapports différents avec la matière : tantôt par l’action des organes objets de nos études physiologiques, tantôt par des procédés dont l’intervention serait si rare, si exceptionnelle qu’ils échapperaient probablement toujours à nos investigations scientifiques. La question est de savoir s’il y a « des hallucinations véridiques qui nous permettent de soupçonner qu’il existe une faculté de connaissance, dont les termes assurément nous échappent, mais qui se manifeste parfois chez certains hommes[2] ». Même en admettant que cette faculté de connaissance ait des conditions matérielles, ce double rapport possible de l’esprit avec le monde physique me paraîtrait cependant fournir un argument aux défenseurs de la réalité distincte de cet esprit. Les matérialistes pourront bien dire que les perceptions anormales sont, comme les perceptions ordinaires, des mouvements de la matière cérébrale que notre ignorance seule nous empêche de constater. Toutefois si l’existence de deux espèces différentes de perceptions était constatée, l’explication la plus naturelle des faits serait bien que l’esprit ayant une réalité distincte est capable d’entrer avec le monde physique dans deux rapports, l’un habituel, l’autre exceptionnel et rare.

Le matérialisme ne sort pas de la science, on l’y met. C’est un système de philosophie, produit d’une induction précipitée relative

  1. De dignitate, livre IV, chapitre iii.
  2. Raphaël Chandos, dans la Revue des Deux Mondes, mai 1888, p. 214.