Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
577
g. sorel. — contributions psycho-physiques

peut même être assez grande si la poésie a une valeur sérieuse, ce qui est implicitement supposé par Aristote.

L’opéra moderne attribue peu d’importance au drame ; le livret est traité avec un sans-façon étonnant ; le chanteur ne dit pas des paroles, mais des notes. Il n’y aurait aucun avantage moral à ce qu’il en fût autrement, parce que le sujet est toujours choisi dans des recueils d’aventures galantes ou passionnées.

L’exécution de l’œuvre est calculée de manière à surexciter, par tous les moyens possibles, les ardeurs sexuelles du spectateur : on l’introduit dans une salle de bal, luxueuse, brillamment éclairée, pleine de femmes aux toilettes alléchantes ; l’action est entrecoupée de ballets, où l’on s’efforce de réunir toutes les séductions. La richesse des costumes, l’éclat intensif des lumières, les reflets dorés des murs, tout, jusqu’à la chaleur de la réunion, concourt à troubler l’esprit, à le fasciner, à le préparer à la domination sensorielle.

D’ordinaire, on ne demande pas à la musique d’agir si puissamment ; on craint cette excessive fatigue ; on veut un simple délassement. De là résultent, entre compositeurs et critiques, des discussions sans fin sur le grand art ; il nous est facile de dégager très nettement les principes. Il ne s’agit pas de juger la musique en elle-même, mais les fins qu’elle se propose : quelques-uns veulent que l’âme soit complètement absorbée ; — d’autres qu’elle soit seulement distraite de ses préoccupations habituelles et que l’effet soit passager.

Dans notre société si occupée, si nerveuse, si changeante et si frivole, où le goût, la mode, le caprice, tiennent lieu de principes esthétiques, où la valeur morale des choses est considérée comme négligeable, il faut des intermèdes sédatifs ; ils permettent à l’intelligence de se reposer et ils procurent une notable tonification à la sensibilité générale, qui a une tendance à s’émousser. La musique intervient alors, chez nous, comme un médicament sensoriel.

L’œuvre d’Offenbach et de toute l’école drolatique était parfaitement appropriée à cet office. Comme toujours, on a critiqué ces auteurs pour ce qu’ils faisaient de meilleur : on ne les trouvait pas assez sérieux, et dans ce genre on l’est toujours trop. Si leurs adversaires avaient eu quelque notion de philosophie, ils les auraient mis bien au-dessus des compositeurs les plus célèbres de l’époque et ils auraient hautement reconnu la valeur morale de leurs bouffonneries. Mais quand on est critique d’art on a le droit d’être absurde et on n’a pas le droit d’être philosophe.

Aujourd’hui il semble que la musique ne peut plus avoir que deux formes réellement populaires : ou bien elle est employée à produire