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discuter contre un oracle. Fort heureusement ces oracles ne sont pas infaillibles ; nous avons vu autrefois le public se soulever contre M. Pasdeloup, lorsqu’il essayait de faire connaître Wagner aux Parisiens ; depuis lors tout le monde applaudit avec enthousiasme ce qu’on sifflait autrefois[1]. Pourquoi ? Personne ne pourrait l’expliquer par des raisons tirées de l’esthétique.

La principale raison des changements qui se produisent dans le goût musical se déduit de la vulgarisation de la virtuosité. L’exécutant est, généralement, un faible artiste ; il ne comprend guère la beauté des choses qu’au point de vue du métier. Presque tous les habiles font des œuvres burlesques, dès qu’ils se mêlent de composer : la mécanique de l’exécution a éteint chez eux le sens esthétique. Pour ces gens fatigués de jouer des morceaux trop connus, il faut du nouveau et du difficile. Pour satisfaire ce goût beaucoup d’auteurs, sous prétexte de wagnérisme, emploient aujourd’hui des procédés de plus en plus compliqués : cela ne déroute pas le public, qui est devenu familier avec ces arrangements, sans avoir acquis pour cela un sentiment artistique plus élevé.

La mode exige la nouveauté en tous genres ; un vêtement ne saurait plaire plusieurs années ; un morceau de musique devient ridicule quand il a été trop souvent exécuté. Enfin la masse des imbéciles tient à suivre le jugement des connaisseurs, ou tout au moins des gens qui sont réputés les maîtres du goût.

Mais laissons de côté ces accessoires et arrivons aux principes auxquels nous croyons devoir ramener le plaisir provoqué par la musique.

Tout le monde connaît l’usage que les Orientaux ont toujours fait de la musique, soit pour calmer les aliénés, soit pour provoquer des fureurs mystiques. Le mécanisme de ces deux phénomènes, qui semblent d’abord contradictoires, est facile à expliquer.

On sait aujourd’hui que l’étendue de notre conscience est bien faible ; c’est là un des résultats les plus certains de la psychologie expérimentale.

Bien peu de personnes sont en état de réunir un nombre un peu notable d’images et de pensées. Pour troubler l’équilibre si instable de notre fragile intelligence, il suffît d’une secousse quelque peu violente ; mais la musique fournit un procédé plus puissant et plus certain.

  1. Il y a une quinzaine d’années le critique musical de la Revue des Deux Mondes déclarait que le nom de Wagner ne pouvait être prononcé dans une discussion entre gens sérieux.