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répondre « oui », lui aussi, sans édifier un système comme celui de Schelling. Il n’a pas besoin d’une « intuition intellectuelle » pour apercevoir la pénétration mutuelle et l’organisation des états de conscience, la qualité pure, l’hétérogénéité parfaite, en un mot, l’absolu. Il le trouve dans les données immédiates de la conscience. Il suffit, pour y atteindre, de rentrer en soi, de purger la conscience de toute idée d’espace, et de se sentir vivre. On aperçoit alors la succession sans distinction, la durée vraie, qui est la vie même de l’esprit. Remarquez que cette doctrine peut, aussi bien que celle de Schelling, se rattacher à l’hypothèse de Kant. Quels sont, selon Kant, les obstacles infranchissables à l’intuition de la réalité absolue ? Le temps, l’espace, la causalité. Or, les états de conscience ne sont point dans l’espace, de l’aveu même de Kant. S’il est vrai, comme le dit M. Bergson, que le temps conçu sous la forme d’un milieu homogène ne soit que de l’espace, les deux autres obstacles s’évanouissent d’un seul coup, car la causalité (liaison nécessaire de phénomènes distincts dans le temps) ne s’applique plus aux états de conscience. La conscience atteint donc l’absolu. M. Bergson a bien vu que, pour le prouver, il suffisait de démontrer que la durée vraie de la conscience, hétérogénéité pure, n’a rien de commun avec le temps homogène.

À l’appui de cette thèse, M. Bergson apporte les ressources d’une dialectique qui a réponse à toutes les objections, et, ce qui est plus précieux encore, les observations abondantes, précises, originales, d’un psychologue de race. Comme modèle de dialectique, je proposerais volontiers la discussion des sophismes de l’école d’Élée, dont M. Bergson donne, d’après sa théorie, une solution des plus élégantes ; — ou encore l’explication du rôle de l’idée de vitesse en mécanique (p. 84-90). Comme modèle d’observation psychologique, le lecteur admirera sans doute les pages intitulées a les deux aspects du moi » (p. 97-105) : le moi superficiel — souvent conventionnel — qui s’exprime si aisément dans le langage, et le moi profond, tout de nuances, que les mots sont impuissants à rendre, ces mots « que l’on met à côté des uns des autres comme des dominos », selon l’expression frappante de George Eliot. Il faudrait citer dans son entier la description de M. Bergson. Nous ne pourrions que la gâter en la résumant, tant y est pour ainsi dire nécessaire la parfaite précision du détail. Remarquez aussi que ces pages pourraient aisément se détacher de la thèse qui est l’objet du livre. Elles resteraient vraies, quand même la durée réelle ne serait pas absolument différente du temps représenté comme homogène. Elles contrastent même avec cette thèse métaphysique par leur aspect d’évidence naturelle. L’esprit du lecteur les accepte sans débat, et je dirais presque qu’il s’y repose.

III. — M. Bergson arrive enfin au problème de la liberté, dont l’examen, sinon la solution, est l’idée directrice de son travail. Mais il se trouve que cette dernière partie, la plus importante à ses yeux, puisqu’elle est