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ANALYSES.bergson. Données immédiates de la conscience.

toute hypothèse de ce genre, une harmonie préétablie beaucoup plus difficile encore à accepter que celle de Leibniz ? Leibniz suppose une concordance purement idéale entre des forces de même nature. M. Bergson nous demande d’admettre une série indéfinie de coïncidences, pour chaque instant, entre « une durée réelle dont les moments hétérogènes se pénètrent », et un espace qui, ne durant pas, n’a pas de moments du tout. La vérité est que M. Bergson place la réalité extérieure, qui ne dure point, dans une sorte d’éternité. Il montre fort ingénieusement que tout ce qui est dans l’espace peut être traité comme quantité et se soumettre à la mathématique. Or les vérités mathématiques, n’exprimant que des rapports entre des grandeurs données, font abstraction de la durée réelle. Toutes les lois se réduisent à des formules analytiques. Mais alors ce sont, selon le mot de Bossuet, des vérités éternelles, et comment le réel se distingue-t-il du possible ?

Comme M. Bergson, dans son premier chapitre, avait opposé la qualité pure à la quantité, il sépare ici absolument l’espace et la durée réelle. De là cette section de la réalité en deux règnes qui n’ont rien de commun. D’une part le règne de la quantité pure, l’homogène absolu, l’espace : ici il y a des objets distincts qui se séparent, se juxtaposent et se nombrent. D’autre part, le règne de la qualité pure, l’hétérogénéité absolue, la durée vraie : c’est-à-dire des états de conscience « qui s’organisent insensiblement ensemble, se pénètrent sans se distinguer, et lient le passé au présent par l’effet de cette solidarité même ». Ici plus de choses, mais un progrés. Ne reconnaissez-vous pas l’opposition du mécanisme et de la finalité ? Pour le mécaniste en effet, les choses sont données, c’est-à-dire les parties posées avant le tout ; le tout, par conséquent, est résoluble analytiquement en ses parties. La synthèse qui les unit leur est extérieure : elle est le fait de l’esprit. Au point de vue de la finalité, au contraire, le tout commande les parties qui s’organisent en un tout vivant, synthèse qui va s’enrichissant toujours et se développant. Ce sont les propres expressions de M. Bergson : « Le moi organise les états de conscience successifs, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? » (P. 76.)

Mais ce point de vue de la finalité pure, cette intuition de la vie de l’âme comme un progrès dynamique, « hétérogénéité absolue », échappant à toute mécanique, pouvons-nous y atteindre ? Non, si l’on en croit Kant, qui représente cette vue comme un idéal inaccessible à notre esprit, et possible seulement pour un entendement intuitif, qui verrait les choses telles qu’elles sont en soi, dans leur genèse, et non dans l’espace et dans le temps, comme elles nous sont données. Oui, répond Schelling, au nom de son système, qui considère comme provisoire la distinction du sujet et de l’objet. L’originalité de M. Bergson est de