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l’entendement est secondaire par rapport à l’être, qui échappe à ses prises. J’admettrai alors qu’il faut « comprendre l’inintelligible comme tel », selon le mot de Hegel. — Mais cette objection ne porte point contre le fond même de la thèse. M. Bergson répondrait sans doute qu’il ne s’agit pas ici de « comprendre ». La durée pure, comme donnée immédiate de la conscience, n’implique encore ni représentation, ni concept ; car tout concept suppose en quelque manière la distinction, l’extériorisation, c’est-à-dire l’espace.

M. Bergson a voulu séparer absolument l’espace d’une part (homogénéité pure) et la durée réelle d’autre part (hétérogénéité pure), le temps, conçu sous la forme d’un milieu homogène, étant un « concept bâtard ». « En effet, dit-il, on emprunte nécessairement à l’espace les images par lesquelles on décrit le sentiment que la conscience réfléchie a du temps et même de la succession ; il faut donc que la durée pure soit autre chose » (p. 69).

Mais de vrai, pouvons-nous séparer aussi complètement que le demande M. Bergson, l’espace, lieu des objets, de la durée vraie, forme des états de conscience ? L’intuition de l’espace, l’expérience dite externe, est peut-être nécessaire pour que la conscience existe, au moins pour elle-même. Dès qu’il y a conscience, il n’y a plus subjectivité absolue, au sens où l’entend M. Bergson : il y a dans la conscience même distinction d’un sujet et d’un objet. C’est ce que de grands métaphysiciens, Plotin surtout, ont admirablement mis en lumière. L’hétérogénéité absolue n’est pas une donnée immédiate de la conscience, elle est, si elle existe, « par delà la conscience ».

Mais admettons qu’il y ait ainsi deux réalités, celle de la conscience, qui dure et qui est qualité pure, et celle de l’espace qui ne dure pas et qui est quantité pure. Comment se rejoignent-elles ? M. Bergson sent bien qu’il y a là un hiatus dans la continuité des choses, ou, si Ion aime mieux, dans l’unité de l’univers. Voici comment il y pourvoit. « Dans notre moi, succession sans extériorité réciproque ; en dehors de moi, extériorité réciproque sans succession… Il y a un espace réel, sans durée, mais où les phénomènes apparaissent et disparaissent simultanément avec nos états de conscience. Il y a une durée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dont chaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui en est contemporain, et se séparer des autres moments par ce rapprochement même. De la comparaison de ces deux réalités naît une représentation symbolique de la durée, tirée de l’espace. La durée prend ainsi la forme illusoire d’un milieu homogène, et le trait d’union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu’on pourrait définir l’intersection du temps avec l’espace » (p. 83). Si je comprends bien ce passage, les choses extérieures, qui ne durent point, nous sembleraient cependant durer comme nous, parce qu’à chaque instant de notre durée correspond un ensemble nouveau de ces simultanéités que nous appelons l’univers. N’est-ce pas là, quoique M. Bergson repousse