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REVUE GÉNÉRALE.misère et criminalité

tout au plus par de petits groupes de deux ou trois, et leur penchant à s’associer ainsi pour agir va sans cesse diminuant, comme la statistique le démontre ; mais, en revanche, leur penchant à récidiver grandit toujours. Le délit affecte de plus en plus la forme d’une monomanie aussi incurable qu’individuelle. Au contraire, jadis, la récidive était, sans nul doute, en proportion beaucoup moindre, mais les assassinats ou les vols à main armée, que le besoin ou la passion inspirait, étaient accomplis par des rassemblements de 20, 30, 50 bandits momentanés[1], chose inouïe à présent. Le crime était, plus souvent qu’aujourd’hui, une épidémie générale et passagère. — Quoi qu’il en soit, la faim, je le répète et je l’accorde, détermine ces accès périodiques de violences. Mais cette faim, d’où vient-elle à son tour ? Pourquoi, sur un sol qui nourrit maintenant 37 millions d’hommes, 18 à 19 millions d’hommes (c’est le chiffre en 1753, d’après le calcul des feux ; après, il se relève), sont-ils affamés une année sur cinq ou une année sur trois ? Parce que la terre est grevée d’impôts écrasants, je le sais, mais aussi et surtout parce qu’elle est mal travaillée, beaucoup plus mal qu’en Angleterre, comme le constate Arthur Young à chaque pas de son fameux voyage. Et pourquoi chez nous la terre est-elle, au xviiie siècle, plus mal cultivée que chez nos voisins d’outre-Manche ? Parce que nos grands propriétaires, ne résidant pas sur leurs terres, n’y donnent pas, comme les lords, l’exemple des améliorations agricoles. Mais pourquoi les seigneurs ne résident-ils pas sur leurs terres, et vont-ils manger leurs revenus, — alimentés en partie par les impôts qui écrasent le peuple et que cette cause a rendus si lourds, — soit à la cour, soit à Paris, soit dans les grandes ou petites ville de leur voisinage qui ont leurs petits faubourgs Saint-Germain à l’instar de la capitale ? Parce que le besoin de salons mondains, de théâtres, de conversations et de lectures à la mode, de galanterie raffinée, s’est répandu parmi eux, sous des influences d’en haut… — Ainsi, la source indirecte, mais la source vraie et profonde, de cette -criminalité même dont la misère semble être la cause unique, c’est une contagion d’exemples où le « facteur économique » n’entre pour rien.

Au surplus, sous l’ancien régime comme sous le nouveau, la misère, quand elle a exercé une action directe, n’a été que la cause initiale des soulèvements. M. Taine, à propos des jacqueries qui ont suivi la prise de la Bastille, distingue fort bien des attroupements provoqués par la famine les bandes qui se forment en vue du mal pour le mal ; et il en a dû être de même des émeutes occasionnées si fréquemment dans les siècles antérieurs par l’insuffisance périodique des subsistances. Braconniers, faux-sauniers, repris de justice, s’emparent, alors comme toujours, du mouvement insurrectionnel et l’accaparent en

  1. Ancien Régime, p. 498 et suiv. En 1752, d’après d’Argenson, on voit « des rassemblements de 50 à 60 braconniers, tous armés en guerre, se comportant comme à un fourrage bien ordonné, infanterie au centre et cavalerie aux ailes ».