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du notable qui inspire quelque admiration ou quelque envie à ses voisins. C’est une très heureuse idée de M. Joly d’avoir cherché à saisir sur le vif la formation de ces petites contagions élémentaires de vices ou de vertus, dont nos statistiques ne nous offrent que le total indistinct et indiscernable. Chacun de nous peut dire, comme lui, en réfléchissant à la moralité comparée des bourgs, des petites villes, qui lui sont bien connus et depuis longtemps, quelle est, parmi ces localités, la plus honnête ou la plus voleuse, la plus luxurieuse ou la plus chaste, la plus inoffensive ou la plus violente. Il n’est pas de parquet, en France, qui n’ait des renseignements à cet égard. Mais, ce que ne savent pas les parquets, et ce que les indigènes savent très bien quelquefois, c’est à partir de quelle époque et par suite de quelle inoculation d’un bon ou mauvais microbe importé, la population de tel endroit a commencé à revêtir la couleur morale qu’on lui reconnaît. Faites votre enquête à fond, et vous arriverez en dernière analyse à démêler quelque suggestion exemplaire, quelque contagieuse action exercée par une personnalité, une famille, un groupe de familles, qui ont eu leur moment d’éclat relatif. Si, aujourd’hui, les grandes villes marquent à leur sceau tout leur voisinage, c’est que là se concentrent la plupart des individualités prestigieuses ; et si, moralement, leur rayonnement sous certains rapports est désastreux, c’est que ce prestige est celui de personnes dont le caractère est rarement à la hauteur de l’intelligence. Voilà pourquoi, de tous les gras pays de France, le seul bassin de la Seine est très sombre sur la carte criminelle, tandis que la vallée de la Loire, la vallée de la Garonne, sauf le pourtour de Bordeaux, la vallée même du Rhône, sauf la sphère où rayonnent Lyon et Marseille, brillent par leur blancheur.

Toutes choses égales d’ailleurs, — restriction scolastique qui a du bon, — l’aisance rend honnête, et la gêne ou la ruine pousse au délit. Ce n’est pas dans notre siècle, c’est dans les siècles passés, où les famines étaient si fréquentes et si terribles, que le contingent criminel imputable à la pauvreté se dégage nettement. À coup sûr, la misère est la grande cause, non la cause unique toutefois, de la criminalité occasionnelle sous l’ancien régime. L’association provinciale du Soissonnais, citée par M. Taine[1], parle d’une « multitude d’hommes devenus voleurs et assassins uniquement parce qu’ils manquent de pain ». En 1740 et les années suivantes, c’est la faim qui soulève le peuple et multiplie les homicides et les vols, commis par de grandes bandes de brigands. Les bandes de braconniers, si meurtrières et si traquées, qui ravagent les pays de forêts, les bandes de faux-sauniers et d’autres contrebandiers, qui sont les escadrons de cette ancienne armée du crime, s’organisent en partie sous la pression du besoin. — En passant, notons deux caractères qui distinguaient cette armée criminelle de la nôtre : de nos jours, les malfaiteurs font leurs coups séparément,

  1. Voir son Ancien Régime, p. 506.