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États. Est-il permis de dire, après cela, que, si la criminalité suisse est inférieure à celle des autres Etats européens, c’est parce que, dans cette petite nation, la fortune est divisée avec une égalité remarquable ? La vérité est que, des deux conditions principales de la moralité, minimum d’inégalité et maximum de stabilité, distingués par M. Colajanni, la seconde, contrairement à sa pensée, est bien plus importante encore que la première. Dans une société où les fortunes sont très inégales, mais très stables, comme en Angleterre, il se peut que la résignation forcée produise une honnêteté de lassitude. Mais dans une société où les fortunes sont très peu solides, comme dans certains départements français, elles ont beau être très égales, l’insécurité y produit ses déplorables effets habituels, et la gêne de tous s’y accroît par l’émulation générale dans le luxe imprévoyant. — Je ne puis concéder à M. Colajanni certains résultats numériques dont il s’empare. Par exemple, la statistique prussienne de Starke, citée par lui, montre qu’en Prusse il y a eu, de 1854 à 1867, une diminution progressive des délits, suivie d’une augmentation graduelle à partir de cette dernière date. Or, je ne sais aucune raison de croire que, dans l’intervalle des deux dates indiquées, la situation économique de la Prusse se soit améliorée, ni qu’elle ait empiré depuis Sadowa. Mais j’observe que, en France aussi, — et cette coïncidence me paraît valoir la peine d’être remarquée, — la statistique révèle un abaissement continu de la courbe des crimes et des délits à la fois, depuis 1853 jusqu’à 1865. C’est l’oasis de la criminalité française, et elle s’est produite précisément en même temps que l’éclaircie de la criminalité prussienne. Ce rapprochement me paraît révéler l’action d’une cause commune aux deux pays, et qui pourrait bien être le raffermissement momentané de la paix et de l’ordre intérieur, de l’ordre même despotique, et, spécialement, le retour à la sévérité de la répression.

J’admets pleinement, pour le présent et encore plus pour le passé, la vertu criminogène du militarisme. Mais est-il vrai que la guerre soit une lutte pour la vie ? Pour la vie sociale peut-être, pour la vie sociale souvent la plus haute, la plus compliquée, la plus spirituelle ; mais non toujours, ni d’ordinaire, pour la vie physiologique, individuelle, animale, la seule qui pose aux belligérants le dilemme : manger ou être mangé. Si beaucoup de conflits internationaux ont la cupidité pour cause, cela ne veut pas dire la misère. Ce sont les peuples riches au contraire, tels que Venise, Florence, l’Athènes antique, etc., qui, pour accroître leurs richesses, sont portés à prendre les armes, quand ce n’est pas pour étendre leur pouvoir et attiser le feu de leur gloire. Rien n’obligeait les Romains à chercher querelle au monde entier ni les Athéniens à faire l’expédition de Sicile ou à se battre avec les Spartiates pour l’hégémonie. Les uns auraient pu avec profit se borner à cultiver le Latium, comme les autres à faire le commerce maritime. Même dans nos guerres coloniales, il y a plus d’émulation internationale et d’ambition que de concurrence vitale. On bataille non pour le pain, mais pour le luxe.