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REVUE GÉNÉRALE.misère et criminalité

savant sicilien, qui sent très bien les difficultés de sa thèse, prétend les résoudre au moyen de certaines distinctions, très justes du reste. Ce n’est pas la quantité des richesses, il a raison de le dire, qui importe surtout ici ; sans cela, comment expliquer que, depuis cinquante ou soixante ans, la fortune publique ayant quadruplé en France, la criminalité au lieu d’y diminuer des trois quarts y ait triplé ? Ce qui importe, c’est la répartition des richesses et leur sécurité, plus que leur production et leur accroissement rapide ; point de vue tout juste opposé à celui des économistes ordinaires. Les meilleures assises de la moralité, à son avis, sont donc le maximum de stabilité et le minimum d’inégalité des fortunes. Un peuple peut voir chaque année l’inventaire de ses valeurs immobilières grossir sans que le bien-être y progresse ; la Belgique a eu beau s’enrichir dans le dernier demi-siècle, le nombre des individus entrés dans les dépôts de mendicité s’y est élevé de 1642 en 1835 à 14,542 dans ces dernières années[1]. Cette distinction étant posée, on y peut trouver une double raison de comprendre la haute criminalité de l’Italie, où la fortune publique est à la fois très basse et très inégalement répartie. À ce sujet, l’auteur nous trace de la misère italienne un tableau impressionnant. — La misère engendre le vagabondage ou la prostitution, qui engendrent le délit, masculin ou féminin. Quand on s’occupe de la faim, dans les romans ou au théâtre, on ne parle que de la faim aiguë pour ainsi dire ; mais la faim chronique, qu’on oublie, est, en sociologie, d’une importance bien supérieure. La source économique de la délictuosité apparaît de plus en plus clairement dans les statistiques. En ce qui a trait au mobile présumé des méfaits, on y voit grandir sans cesse la proportion de ceux qui sont attribués au mobile de la cupidité. On y voit aussi les années de crises alimentaires ou industrielles y coïncider avec une recrudescence de crimes, en Belgique, en France, en Suède et Norvège, en Angleterre, aux États-Unis, à Berlin (p. 560 et s.). La courbe des délits contre les personnes y est partout d’une allure plus régulière, moins brusquement accidentée, que les courbes extrêmement pittoresques des délits contre les propriétés ; n’est-ce pas parce que le facteur économique a une action plus directe sur ceux-ci que sur ceux-là ? Enfin, après chaque guerre civile ou extérieure, les deux courbes subissent une hausse sensible ; mais le réveil des instincts belliqueux, si fatal aux mœurs, à quoi est-il dû, si ce n’est au malaise économique qui est au fond de tous les conflits humains ?

À première vue, déjà, bien des objections s’élèvent contre cet énoncé de principes. Si la criminalité avait réellement pour cause la mauvaise répartition des richesses, l’Angleterre, où se touchent les extrêmes de la pauvreté et de l’opulence, devrait être le pays le plus criminel de l’Europe. Elle est l’un des moins fertiles en crimes, parmi les grands

  1. Exemple assez mal choisi d’ailleurs. Comment se fait-il que, le mal-être ayant grandi, par hypothèse, en Belgique, le crime et le délit y aient diminué ? Cela ne s’accorde guère avec les idées de l’auteur.