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J.-M. GUARDIA. — histoire de la philosophie en espagne

savant, et que ce savoir livresque tient lieu d’érudition, comme si l’érudition de bon aloi pouvait se passer de cet esprit de discernement qui est le génie même de la critique. Or, l’érudition n’est qu’un instrument au service de la critique. Si l’on ne sait pas en user comme Bayle ou comme Fréret, il vaut mieux cacher son savoir et montrer son esprit. Ce que les trois auteurs de cette compilation étrange nous montrent le mieux c’est le fond de leur cœur. Cela fait compensation.

Il en est deux dont la bonne foi ne saurait être suspectée. Le premier est cet honnête et laborieux professeur, M. Gumersindo Laverde Ruiz, déjà cité, à qui revient l’honneur d’avoir imaginé, dès l’année 1859, qu’il était possible d’écrire une histoire de la philosophie espagnole. Homme naïf et candide dont la pensée est transparente comme l’eau claire.

Le second se nomme Alexandre Pidal y Mon. C’est un revenant du moyen âge, un admirateur passionné du treizième siècle, un dévot de saint Thomas d’Aquin, au-dessus duquel il ne souffre personne. Ce croyant d’une foi robuste ne voit point de salut hors du thomisme, l’unique philosophie qu’il veuille admettre. On ne se figure pas combien est amusant, sans y penser, cet homme grave qui professe la plus profonde horreur et le plus souverain mépris pour ce qu’il appelle spirituellement les trois R, à savoir la Renaissance, la Réforme, la Révolution. Il a très bien vu que cette trilogie est œuvre diabolique, contraire, par conséquent, à l’œuvre de Dieu. Il la renie et la maudit avec une sainte colère, comme s’il pressentait que le diable qui a été, en somme, le grand ouvrier de la civilisation, finirait par se rendre maître de la cité de Dieu et y planterait son oriflamme. Aussi a-t-il écrit avec une verve digne d’une meilleure cause, une lettre singulière avec ce titre significatif : Instaurare omnia in Christo. Pauvre Christ ! Comme il se doutait peu le doux prophète de Bethléem qu’il aurait un jour pour séides les violents et les fanatiques qui devaient arborer la croix verte de l’inquisition, en invoquant par dérision la devise de la divine miséricorde : « Je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. » La douceur évangélique ne paraît pas très compatible avec le tempérament espagnol. L’ascétisme et la charité suivent des voies différentes et ne tendent pas au même but. Il y avait un abîme infranchissable entre saint Jean de la Croix et Torquemada. Et ce fut le dernier qui l’emporta. L’inquisiteur traitait l’hérétique, comme le matador traite le taureau récalcitrant. Il est vrai que l’Inquisition, servie par le bras séculier, avait horreur du sang : elle étranglait ou brûlait ses victimes.