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faut entendre les deux parties. Les uns, en petit nombre, il est vrai, disent résolument :

« Nous sommes un peuple fini, une race déchue, une nation en pleine décadence, vivant littéralement des autres, par emprunt ou imitation, reflétant la pensée, la science et la philosophie des nations étrangères, et encore très faiblement, comme les ombres de la caverne de Platon, pâles images de la réalité. C’est vous qui êtes responsables de notre dégradation et de notre avilissement, qui nous livrent à la pitié ou à la dérision des autres races. C’est vous qui ne cessez de travailler efficacement à notre irrémédiable décadence, par votre opiniâtreté à glorifier ce qui nous a perdus, par votre obstination à entretenir la cause prochaine de notre ruine. »

Voilà, en substance, ce que pense et ce qu’ose dire une minorité courageuse.

Sachons à présent ce que répondent les autres, qui forment une majorité compacte, et qui continuent de vivre, moins grassement qu’autrefois, de ce qui a failli tuer l’Espagne :

« La nation fut jadis prospère, grande et glorieuse entre toutes. Qu’on nous ramène au passé, et la prospérité, la grandeur et la gloire recommenceront. Vous pensez que le despotisme a fait du mal ; il se peut bien ; mais l’autorité absolue était de foi, et tous s’inclinaient dévotement devant le roi, comme devant Dieu. Vous prétendez que l’Inquisition a préservé l’orthodoxie en faisant d’innombrables victimes. Quelle erreur ! ou plutôt quel lieu commun rebattu ! Sauf quelques mécréants, quelques hérétiques, quelques protestants des gens de rien, juifs convers et relaps, morisques suspects, illuminés fanatiques, menu fretin en un mot, l’Inquisition ne porta jamais la main sur aucun homme de mérite, et la sacrée congrégation de l’Index se montra toujours libérale et clémente envers les auteurs et leurs livres. Il vous semble que les Jésuites ont corrompu les mœurs par leur morale équivoque, et abaissé le niveau des études en s’emparant à la longue de l’enseignement. Quelle illusion ! Vous ignorez donc que nos casuistes ont pénétré jusqu’aux derniers recoins de la conscience humaine, et que la valeur intellectuelle de l’Espagne, partout méconnue, fut révélée à l’Europe émerveillée, par les jésuites espagnols réfugiés en Italie ? Et nos mystiques qui ont sondé les plus obscures profondeurs du cœur humain, comment pouvez-vous méconnaître leur influence ? Qui a donc dévoilé les mystères de l’amour divin et les secrets de la sensibilité dévote ? Vous affirmez que l’Espagne, entièrement livrée aux aventures et absorbée par la dévotion, a négligé de penser, au point qu’elle ne compte pas dans l’histoire générale de la science et de la philosophie. Vous la