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J.-M. GUARDIA. — histoire de la philosophie en espagne

la pensée libre. En France, pays intermédiaire entre les deux zones du nord et du midi, le premier grand effort de la philosophie aboutit à une sorte de compromis entre la foi et la science. La doctrine, hardie par la méthode seulement, pouvait conduire jusqu’à la religion naturelle. Consacrée par l’adoption de l’épiscopat et de Port-Royal, elle fut repoussée par les Jésuites, qui prévoyaient les conséquences possibles du système et la réaction formidable qu’il devait provoquer. En Italie, où la science sut maintenir ses droits, en dépit de l’amende honorable infligée à Galilée, les philosophes languissent dans les cachots ou flambent sur les bûchers. En Espagne, il y eut une liberté relative, tant que dura la longue croisade nationale contre les musulmans. Ces derniers et les Juifs produisirent quelques philosophes scholastiques qui ne rompirent ni avec la mosquée ni avec la synagogue, et qui vécurent côte à côte. L’élément oriental ne fut pas sans influence sur la direction des esprits, même après la proscription des deux races sémitiques. L’Église elle-même, moins intolérante, avant leur expulsion, se ressentit de ce voisinage. Mais l’Espagne se trouvant isolée, fermée en quelque sorte, sauf du côté des Pyrénées, la philosophie n’y fut représentée que par de rares adeptes, moitié savants, moitié théologiens, dans le royaume d’Aragon. Tels furent Ramon Lull, Arnaud de Villeneuve, Ramon de Sabunde, Catalans, et plus tard Michel Servet, Aragonais.

Dès le milieu du xve siècle, bien avant les événements mémorables qui en marquèrent la fin, sous la bienfaisante influence de la Renaissance italienne, les universités espagnoles s’ouvrent à la science et à la philosophie, et la scolastique reçoit de rudes atteintes. Mais l’Inquisition veille, sous l’égide du pouvoir, qui s’en fait un instrument de terreur. Quoi qu’en disent les défenseurs de cette institution, l’Espagne fut enfermée dans un cercle de feu, et la terreur religieuse pesa sur toutes les têtes pensantes. De même que la guerre dite des Communes prépara, sous Charles-Quint, la ruine des libertés publiques ; de même la répression sanglante du protestantisme, sous Phylippe II, fut le signal d’une mise à la diète de la science et de la philosophie, diète sévère, rigoureuse, cruelle, cause première et évidente de l’anémie cérébrale dont l’Espagne souffre encore présentement, et dont elle n’a pas toujours conscience, tant le mal est profond. Au délire fébrile a succédé le délire sans fièvre ; et l’on sait que rien n’est plus difficile à guérir que la manie chronique avec stupeur. Mieux vaudrait la folie circulaire, où la raison alterne avec les conceptions délirantes. C’est aux savants et aux philosophes qu’elles produisent que se reconnaît la santé mentale les nations. Certes, les corporations savantes ne manquent point en