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de la loi ; il a mis la nature dans la loi et c’est pourquoi, revenu en réalité à la doctrine et même au langage d’Aristote, il se sent vivement attiré par l’aristotélisme (voir par exemple, p. 160). Mais cela revient à dire qu’il a renoncé, sans le vouloir, au caractère original de la moralité. Sans doute la nature n’est pas sans rapport d’aucune sorte avec le monde moral et l’auteur l’a bien vu ; seulement il nous paraît s’être trompé dans la détermination de ce rapport. Il n’y a point, dit-il fort justement, de finalité sans passion ; et nous ajouterons : il n’y a point d’obligation sans nécessité. Mais qu’est-ce à dire ? Est-ce que l’amour du bien est une passion comme les autres et la loi morale une loi comme les autres ? Faut-il faire rentrer dans le rang ces deux choses morales ? Non, semble-t-il. Elles ont dans la nature leurs conditions, mais elles sont et préparent quelque chose qui s’élève au-dessus de ces conditions. Pour « intégrer les éléments de moralité autres que le devoir » (p. 137), c’est-à-dire, au fond, les éléments passionnels, il ne faut pas, ainsi que le fait M. Thomas, les joindre au devoir comme ses égaux. En eux-mêmes, ils sont conditions et préparation de la moralité : ils ne s’intègrent avec elle ou plutôt en elle, qu’en se transformant au contact du devoir. La vie morale est, comme telle, une vie heureuse, mais d’un bonheur qui lui est propre. La forme de la moralité, qui a pour base la nature, ne se remplit pas d’un contenu purement naturel. — Si l’auteur avait adopté cette manière de voir, il aurait échappé aux embarras qu’il rencontre à propos de la justice et de la charité. Envisageant la justice comme quelque chose de presque exclusivement naturel quant à sa matière (car il la conçoit à la manière d’Aristote comme une relation économique : donnant, donnant), il se trouve mal à l’aise pour maintenir, si bien fondée qu’elle soit d’ailleurs, son opinion intime que la justice est le tout de la moralité sociale. En effet, il lui répugne d’admettre qu’au delà d’un échange de services, encore un peu voisin de l’égoïsme, la conscience ne réclame plus rien dans les relations humaines. Cependant comme, d’autre part, il a fait résider dans la justice seule la forme de la moralité, il ne peut plus y avoir à ses yeux, en dehors de la justice, d’activité morale rationnelle : il ne peut y avoir que sentiment pur, jeu et luxe. Mais dans ce que le sens commun entend par charité il y a un contenu qui est, au moins en partie, la vraie matière de la forme morale : je veux dire le sacrifice de soi dans tout ce qui n’est pas la personne ; de sorte que la justice serait, pour tirer à nous une formule de Leibniz, caritas sapientis. Or, ainsi entendue, elle est bien le tout de la moralité sociale. Quant à la différence qu’on ne peut se refuser à maintenir entre certains devoirs rigoureusement exigibles et d’autres qui ne le sont pas, on en rendrait peut-être suffisamment raison en disant qu’il y a, d’après leur contenu, des devoirs plus urgents que d’autres en vue de la réalisation de la République des fins, qu’il y en a de bien et de mal déterminés par suite de l’état des connaissances[1], et enfin, dans l’état de guerre, qu’il

  1. Cf. Janet., La morale, p. 245.