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nouveau et ne manque pas de hardiesse. Épicure paraît à M. Chaignet le philosophe qui a eu le plus de souci de la mesure et du bon sens. Il le venge du reproche d’avoir enseigné que tout bien a pour fin le ventre, εἰς τὴν γαστέρα, tandis qu’il aurait écrit, énonçant une vérité vulgaire, mais nécessaire à rappeler parfois, περὶ γαστέρα τἀγαθὸν εἶναι. C’est par esprit de dénigrement que la première préposition aurait été, dans la suite, substituée à la seconde. Or si personne n’a jamais nié avec plus de résolution l’immortalité de l’âme et l’intervention des dieux dans les affaires humaines, si personne n’a proclamé plus hautement, avec notre liberté morale, notre indépendance vis-à-vis de toute puissance surnaturelle et la vanité de toute crainte relativement à la| vie future, personne, non plus, n’a moins abusé qu’Epicure de ce double affranchissement. Il lui suffisait d’être honnête homme. Encore serait-il juste de dire qu’il avait de la piété. Mais il se faisait des dieux une idée qui changeait profondément, sans l’altérer peut-être autant qu’on le croirait, le caractère de la religion. Ces dieux dont il affirmait l’existence, en vertu du curieux principe d’équilibre (ἱσονομία, æquilibritas) qui veut entre les êtres un balancement, de telle sorte qu’aux hommes, par exemple, des dieux répondent comme pour leur faire contrepoids, ces dieux si réservés, si exclusivement occupés de leurs propres affaires, forment une humanité idéale, ou plutôt réalisent l’idéal même du Grec, et, de cette conception, il est aisé de déduire une doctrine religieuse, sans mélange d’aucun sentiment de crainte ou d’intérêt, mais non sans valeur pour la conduite de la vie et le perfectionnement moral.

C’est la physique d’Épicure que M. Chaignet approuve le moins. Ce monde produit tout entier, avec les organismes vivants qu’il contient, par l’activité purement mécanique des atomes, n’est ce qu’il est, comme on le sait, que grâce aux tâtonnements, aux essais infiniment multipliés et infiniment diversifiés de cette activité opérant à l’infini. Il est donc arrivé par hasard à une disposition, à un ordre juste et convenable. Les mouvements du hasard se sont transformés en des mouvements conformes à l’ordre et ont ainsi établi dans le système une espèce de finalité. Je serais assez de l’avis de Lange (page 275), qui admire cette façon de considérer la finalité comme un cas spécial de la totalité des expériences et de tout ce qui peut être conçue M. Chaignet répond : « La finalité ne peut pas être confondue avec un cas de la totalité des expériences possibles, parce que dans le domaine de l’expérience il n’y a pas de totalisation possible. Il n’y a aucune raison pour admettre que, même dans les innombrables et infinies combinaisons du hasard, il y ait un cas qui produise les effets d’une fin. S’il y a dans cette infinité d’expériences, un cas qui soit conforme aux lois de la convenance et de l’ordre et que le hasard rencontrera, il faut qu’on nous dise pourquoi et comment il s’y trouve, et on ne le peut pas. Cet ordre ne sera, d’ailleurs, qu’un fait, qu’un autre fait