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de l’existence, la puissance créatrice et le génie artistique d’un écrivain comme Léon Tolstoï. Cet état de choses est plus que suffisant, dans la pensée de M. Grote et de ses principaux collaborateurs, pour justifier la création d’une revue de philosophie et de psychologie, et lui attribuer les deux caractères suivants, qui seront comme sa marque spéciale ou son signe distinctif : cette revue s’adressera à l’ensemble du public éclairé, elle ne demeurera étrangère à aucun problème, fût-ce un problème de science pure ou d’art, qui peut être traité d’une façon vraiment philosophique ou devenir l’objet d’une étude sérieuse de psychologie ; et, en second lieu, elle sera ouverte à toutes les opinions, à tous les systèmes, à toutes les doctrines générales qui se manifestent ou se manifesteront au sein de la société russe ; on ne leur demandera préalablement qu’une chose, on ne leur posera qu’une condition, d’être au courant de l’histoire du passé de la pensée humaine et au courant de l’état actuel de la science.

Ici s’arrête la partie objective, pour ainsi dire, de l’article de M. Grote, la partie qui sert de programme à la nouvelle revue et qui contient les idées sur lesquelles un accord paraît être survenu entre ses principaux collaborateurs. Le reste de l’article est rempli par des considérations que le savant professeur de Moscou nous présente — il insiste à plusieurs reprises sur ce point — comme lui étant absolument personnelles. Je ne veux contester ni l’intérêt ni la valeur des aperçus brillants et quelquefois profonds, que M. Grote développe avec son talent ordinaire ; mais la place me manque pour en faire une exposition détaillée. Je me bornerai donc ici à simplement prendre note de la leading-idea, si je puis m’exprimer ainsi, du directeur de la revue russe ; elle se rapporte à l’avenir probable de la philosophie en Russie. Selon M. Grote, tout peuple produit, à la longue, une philosophie qui lui est propre et qui reflète le caractère, la mentalité, la psychologie nationales. C’est là une loi qui se vérifie constamment dans l’histoire des systèmes philosophiques. Ainsi, la philosophie des anciens Grecs a été une synthèse essentiellement esthétique de nos idées morales et de nos connaissances positives ; les Grecs, comme dit] M. Grote, « pensaient » le bon et le vrai sous la forme du beau. La philosophie « occidentale » moderne a été, au contraire, une synthèse essentiellement rationaliste sacrifiant au principe de vérité les intérêts du bien et du beau (morale utilitaire, art réaliste). Parmi les « Occidentaux », les uns, comme les Anglais depuis Bacon et Locke jusqu’à Mill et Spencer, ont cherché à « servir la raison » en lui fournissant une grande quantité de matériaux empiriques ; les autres, comme les peuples latins depuis Descartes jusqu’à Comte et ses plus récents disciples et continuateurs, ont voulu atteindre le même but en déterminant les critères mathématiques ou quantitatifs de la vérité ; les troisièmes, enfin, comme les Germains, depuis Leibniz jusqu’à Kant, Hegel et Schopenhauer, ont tâché de découvrir ses critères qualitatifs ou logiques. Quel caractère revêtira donc la philosophie des