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et on pourrait facilement répéter l’expérience sur un même côté du corps. C’est absolument vrai. Mais hâtons-nous d’arriver à l’étude du mécanisme psychologique de la suggestion.

On a parfois pensé que la suggestion n’a pas besoin d’explication, parce que ce n’est que le grossissement d’un fait de la vie normale ; mais il y a un abîme entre la suggestion et ces actes automatiques de la vie normale qu’on a voulu en rapprocher ; comment franchit-on cet abîme ? « En fait, un individu normal n’est pas suggestible ou il ne l’est qu’extrêmement peu ; dire qu’on va l’endormir par suggestion et ensuite profiter de son sommeil suggéré pour lui faire toutes les suggestions possibles, c’est dire que l’on va par suggestion rendre suggestible un homme qui ne l’est pas ; c’est une chose que je ne puis admettre[1]. » La suggestion, d’après l’auteur, ne dépend pas du somnambulisme, et cela pour deux raisons : elle peut être totalement absente dans un état somnambulique complet, il y en a des exemples ; et même ce serait la règle dans l’état que l’auteur appelle le somnambulisme parfait, où le sujet retrouve tous ses sens ; et secondement, elle peut être complète en dehors du somnambulisme artificiel, à l’état de veille. Au sujet de l’état de veille, M. P. Janet émet une opinion que nous avions déjà, croyons-nous, indiquée ailleurs ; un sujet est suggestible, dit-il, on lui dit de dormir ; il obéit à cette suggestion et fait semblant de dormir ; il resterait à prouver que ce sujet tombe en somnambulisme, et pour l’auteur, s’il n’y a pas d’oubli au réveil, s’il n’y a pas eu au moins l’ébauche d’une seconde vie psychologique distincte de la première, il n’y a pas eu de somnambulisme. Une troisième explication, qui est de moi, et qui est relative à l’hyperexcitabilité psychique, est repoussée par l’auteur. J’y reviendrai ailleurs, car la place me manque ici, et je vois cette analyse qui s’allonge indéfiniment. Après avoir ainsi déblayé le terrain, M. Pierre Janet expose sa propre théorie, dont le point de départ est emprunté à M. Ch. Richet. En deux mots, voici cette théorie : la réussite d’une suggestion suppose que les idées antagonistes et contradictoires ont disparu ; pour qu’une pauvre paysanne suggestionnée croie qu’elle est une princesse, il faut qu’elle oublie sa condition réelle de paysanne ; cet oubli, M. Janet le décrit comme un état exagéré de distraction qui n’est pas momentané, et ne résulte pas d’une attention volontaire dirigée uniquement dans un sens ; c’est un état de distraction naturelle et perpétuelle, qui empêche ces personnes d’apprécier aucune autre sensation en dehors de celle qui occupe actuellement leur esprit ; cet état particulier serait produit par un rétrécissement du champ de la conscience, c’est-à-dire une diminution du nombre des phénomènes simultanés qui peuvent à chaque instant remplir l’esprit Voilà, assez exactement résumée, je crois, la théorie de l’auteur, et les exemples qu’il cite à l’appui servent plutôt à colorer son idée, à la rendre saisissante qu’à en donner une démonstration

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