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notes et discussions

per ses semblables est un jocrisse que la nature conduit, en le tenant par l’organe médian de son visage bêtement malin, vers une fin à laquelle il ne comprend ni A ni Z, et qui meurt enfin sans s’être aperçu qu’on avait écrit pour lui l’adage : sic vos non vobis.

Voilà donc qui est entendu : l’égoïsme, aux yeux du phénoméniste, ne saurait être qu’un pur instinct. Le calcul, quoi qu’on en ait pensé jusqu’ici, n’y entre absolument pour rien : car le calcul ne peut nous inspirer que la plus profonde indifférence pour tout ce qui se passera plus tard dans l’organisme nommé vulgairement nôtre, et destiné dans un instant à être non plus nôtre que celui du voisin. L’égoïste, je le répète encore, n’est pas ce froid algébriste de l’intérêt que l’honnête homme croit devoir couvrir d’un mépris qui ne va point toujours sans quelque estime ; c’est un corvéable que le monde emploie au projet de ses intérêts cosmiques, un galérien obligé sans cesse de faire travailler le moi du moment pour le bénéfice des moi subséquents, lesquels ne s’identifieront jamais au premier, et lui échapperont indéfiniment au fur et à mesure qu’il croira saisir, en s’assimilant à eux, le fruit imaginaire de son labeur. Irréflexion que la prévoyance, irréflexion que l’appréhension, l’appétition et la compétition, la concupiscence et la circonspection, la convoitise et la couardise ! Impulsions aveugles que tout cela ! Instincts qui nous hypnotisent, et nous soufflent des réponses forcées, alors que nous croyons donner notre avis.

Or nous savons par M. Guyau — et nous le savons à n’en pas douter — que l’instinct, dès qu’il a été reconnu comme tel, s’évanouit de lui-même par enchantement. Il s’évanouit, non pas sur les lèvres et pour ne pas faire manquer un jeu d’esprit, mais dans le fond de l’être et de manière à faire jouer gros jeu au cœur lui-même. Comment ce phénomène se produit-il ; comment une idée abstraite parvient-elle, en s’insinuant dans le cerveau, à le bouleverser jusqu’au fond, à détruire les associations séculaires formées dans des millions de générations, à vaincre la nature par un mot, à faire de quelque chose rien — j’avoue que je ne le sais pas du tout. Mais enfin il paraît que c’est un fait ; que dis-je ? un fait ! C’est une loi, ce qui est infiniment plus respectable, une loi à laquelle l’Académie des sciences morales elle-même a naguère donné son visa. Je ne me permettrai donc pas de contester un résultat sur lequel, par une rencontre bien précieuse, cette Académie et la science contemporaine se sont si fraternellement entendues. Seulement, j’en tirerai aussitôt cette conséquence vers laquelle convergeaient mes efforts : c’est que, l’égoïsme étant un instinct, et ne pouvant absolument pas s’expliquer par un calcul réfléchi — lequel, dans le cas, ne serait qu’absurde — l’égoïsme est nécessairement destiné à disparaître, quand la connaissance de sa vraie nature se sera répandue dans tous les esprits.

Heureux neveux, qui verrez ce serpent, habilement disséqué par la main de vos maîtres de psychogénie, se résorber aimablement dans la connaissance que vous prendrez de son embryologie ! Désormais cha-