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sûr qu’elle la fera bientôt, parce qu’elle marche toujours, comme on sait, en avant des autres nations, et que certainement, dans un délai donné, tous les hommes arriveront à considérer les impulsions égoïstes comme des étroitesses surannées, à ne pas plus se préoccuper d’eux-mêmes, en dehors des strictes limites de chaque seconde de leur vie, que des habitants de la lune. Voici comment ce résultat merveilleux se produira — se produira, dis-je, fatalement, et sans moins de brutalité qu’un corollaire mathématique.

L’égoïsme, avec tous les tenants et aboutissants sur lesquels il s’arcboute dans nos consciences, est un sentiment qui pousse chacun de nous à redouter pour sa personne les désagréments qui peuvent l’affecter, à souhaiter pour cette même personne les bonnes chances qui peuvent lui arriver. Etant donnée une certaine somme de douleurs, et une certaine somme de jouissances, disponible dans un certain délai, l’égoïsme nous incline à préférer que la somme des douleurs soit attribuée à d’autres plutôt qu’à nous, et la somme des jouissances adjugée à nous plutôt qu’à d’autres. Or, dans ce sentiment si simple en apparence et si universel chez les êtres vivants, se trouve impliquée sans que l’on s’en doute une hypothèse métaphysique, que les progrès sus-indiqués de la psychologie ont justement anéantie. Cette hypothèse n’est autre que celle d’un centre personnel reliant les états de conscience successifs qui se manifestent dans chaque organisme, et demeurant identique à lui-même sous le renouvellement de ses propres modes. En effet, pour que l’être mental qui prévoit la production de telle jouissance ou de telle douleur ait intérêt à provoquer l’une et à écarter l’autre, il faut que cet être mental se sache identique à celui qui, tout à l’heure, s’attribuera la jouissance ou la douleur ; il faut qu’il y ait une personne, au sens sincère du mot, s’affirmant d’avance comme le sujet futur de la manière d’être dont elle a l’idée. Si cette affirmation ne se produit pas, ou bien si elle est mensongère, l’égoïsme n’a plus ni raison ni portée : ce dévouement de soi-même à soi-même ne devient plus, passez-moi le mot, qu’une simple bourde. C’est là un résultat assez amusant, dont je vous demande la permission, monsieur le Directeur, de vous entretenir un peu plus au long.

Mon être mental est ainsi constitué : une somme de phénomènes qui change à chaque jet d’influx nerveux, exactement comme les dessins formés par des fragments de matières diverses dans le fond d’un kaléidoscope changent à chaque modification de la position de l’instrument. Dès lors, par quelle aberration m’inquiété-je, moi qui suis simplement un de ces dessins, de ce qui pourra bien former ce contenu, dans un temps consécutif au temps où je me représente le contenu de telle figure mentale apparaissant dans le même kaléidoscope nerveux ? Qu’importe à la combinaison octaédrique qu’une certaine combinaison postérieure soit dodécaédrique ou pentaédrique ? Pourquoi m’efforcé-je, autant que je le puis, d’amener la réalisation d’un bien ou l’élimination d’un mal auquel rien de moi ne participera ? qui jouira de ce bien ?