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catalogués suivant des tables méthodiques, pour chaque objet d’étude, afin qu’on sache où les trouver au besoin et qu’on puisse les consulter aisément ; ce cinquième travail est celui des répartiteurs ou catalogueurs (compilers, divisores)[1], et par là se termine la première partie de l’œuvre scientifique, la collection des faits.

La seconde partie consiste à extraire de tant d’observations et d’expériences quelque axiome ou quelque loi ; il faut l’imaginer, l’inventer. Les savants capables d’une telle divination, c’est-à-dire d’une conjecture heureuse, d’une idée féconde, ont peut-être le rôle le plus beau ; ils sont riches de pensées et ils en font part généreusement à tous ; grâce à eux, la science agit sur la nature et la transforme suivant nos besoins, elle devient une source de bienfaits pour l’humanité. Aussi Bacon les appelle-t-il avec justice les bienfaiteurs (dowry-men or benefactors, euergetes[2]).

Mais, et ceci est la troisième partie, leur idée, quelque ingénieuse et vraisemblable qu’elle soit, n’est d’abord qu’une hypothèse ; elle a besoin de preuve, et n’en peut recevoir que d’une certaine expérience bien faite. Il faut donc trouver celle-ci, puis l’exécuter, double travail que Bacon partage entre deux nouvelles classes de savants[3]. Les uns cherchent l’expérience décisive, celle qui pénétrera jusque dans l’intérieur des choses, y apportant la lumière, et Bacon les appelle des porte-flambeau (lamps, lampades). Ils éclairent en effet la route, et, lorsqu’on hésite entre plusieurs directions différentes, ils montrent celle qu’on doit suivre. Les autres travaillent sous leurs ordres, comme des jardiniers qui greffent sur un tronc sauvage un jet pris à un arbre cultivé (inoculators, insitores). L’idée du savant ne vient-elle pas, en effet, se greffer, pour ainsi dire, sur un phénomène de la nature, dont elle reçoit vie et croissance ? Ce n’est

  1. New Atlantis : « …qui expérimenta reliquorum supradictorum in titulos et tabulas digerunt, ut intellectus in ea melius agere possit, ad elicieudas ex iis observationes, et axiomata. »M. Ellis remarque avec raison que tout ce travail revient précisément à dresser les trois tables de présence, d’absence et de degrés.
  2. Ib. : « ex iis (experimentis) extrahant et comminiscantur inventa. » C’est là précisément, remarque encore M. Ellis, ce que Bacon appelle ailleurs vindemiatio prima.
  3. Ainsi la fameuse expérience du Puy-de-Dôme fut imaginée par Pascal qui s’en remit, pour l’exécution, aux soins de son beau-frère, M. Périer. Ainsi encore le grand naturaliste François Huber, quoique aveugle, nous a laissé, dans ses Nouvelles observations sur les abeilles, d’admirables expériences qu’il concevait lui-même, et faisait ensuite exécuter par son domestique qui n’avait pour sa part aucune idée scientifique. « Huber, continue Claude Bernard qui rappelle ce fait, était donc l’esprit directeur qui instituait l’expérience ; mais il était obligé d’emprunter les sens d’un autre. Le domestique représentait les sens passifs qui obéissent à l’intelligence pour réaliser l’expérience instituée en vue d’une idée préconçue. » (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, p. 42-43.)