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probable, il va à son tour au-devant de la réalité, il invente un fait qui n’existe pas de lui-même, mais qu’on peut produire, et qui sera le fait vérificateur. Le savant agit alors, et ne se contente plus de recevoir passivement l’impression des choses. Aussi, chaque fois qu’un philosophe restreint l’activité de l’esprit, on est tenté de croire qu’il a méconnu la place de l’expérimentation dans la science, et quiconque, en revanche, apprécie justement l’art d’expérimenter, fait toujours à l’esprit sa part dans la recherche des causes. Aujourd’hui l’expérimentation est en honneur, depuis plus de deux siècles qu’elle a fait ses preuves, et on célèbre volontiers avec elle le triomphe de l’intelligence ou de l’idée, qui dirige tout en effet. Mais comme Bacon s’était trop défié de l’esprit, on s’est imaginé qu’il n’avait pas vu les avantages de l’expérimentation, et plus d’un, entre autres Liebig qui se montre très idéaliste pour un savant, lui reproche d’avoir méconnu la puissance des idées, et la valeur des expériences faites sous leur direction[1].

Pourtant Bacon d’abord joint toujours à l’étude des phénomènes naturels celle des produits de notre art ; « la nature se trahit, dit-il, lorsqu’elle est torturée par l’homme[2] ». Il est vrai que tous les produits artificiels ne sont pas pour cela des expérimentations, au sens scientifique du mot, bien qu’ils témoignent déjà d’une intervention intelligente de l’homme pour transformer les choses. On peut être un bon éleveur, par exemple, et faire des essais heureux pour obtenir certaines variétés dans une espèce domestique, sans être le moins du monde un savant. L’un opère un peu au hasard ; l’autre, en vertu d’une idée préconçue, et pour la vérifier, encore plus que pour arriver à un résultat utile. De même lorsque Bacon recommande de varier les expériences, de les pousser jusqu’au bout, de les transporter d’un domaine dans un autre, toutes choses pour lesquelles

  1. Lord Bacon, par J. de Liebig : « Bacon attache une grande importance à l’expérimentation, mais il en ignore la portée ; il la considère comme un instrument mécanique qui, une fois mis en branle, produit l’ouvrage par lui-même ; or dans les sciences d’observation tout examen est déductif et a priori ; l’expérimentation n’est qu’un moyen de faciliter les opérations de la raison à l’instar du calcul. La pensée doit nécessairement et dans tous les cas précéder l’expérience, si l’on veut que celle-ci ait une signification quelconque. Une investigation empirique de la nature dans le sens ordinaire du mot n’existe pas. Une expérience qui ne se rattache pas d’avance à une théorie, c’est-à-dire à une idée, ressemble tout autant à une véritable investigation que le bruit d’une crécelle d’enfant ressemble à de la musique. » (Trad. franc, de P. de Tchibatchef, 1866, p. 43 et 44). — Erdmann avait reproché aussi à Bacon d’avoir méconnu l’expérimentation et de s’être contenté de l’observation. (Grundriss der Geschichte der Philosophie ; 2e édit., I, 569.) Kuno Fischer n’a point de peine à lui prouver, textes en main, le contraire. (Francis Bacon, etc. ; 2e édit., p. 200 à 211.)
  2. De Augmentis, l. II, ch.  ii. (S., I, 500 ; ou B., I, 116.)