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ADAM.de l’imagination

biliter ; il montra que souvent une conjecture heureuse abrège beaucoup de chemin[1], et que d’amasser toujours de nouvelles expériences ne suffit pas, si l’on n’y joint « un certain art de deviner ». Sur quoi Huygens lui rappelle que Bacon, mis en cause par Leibniz, n’avait nullement négligé cet art, comme on pouvait le constater dans ses recherches sur la chaleur[2]. Bacon néanmoins avait dit tant de mal, et si souvent, de notre intelligence, qu’on ne pût croire qu’il s’était réconcilié avec elle ; et de nos jours encore Darwin, rappelant une fois la méthode de Bacon, n’entend autre chose par là qu’un art de collectionner des faits, sans aucune idée préconçue, sans la moindre hypothèse[3].

D’ailleurs notre philosophe ne disait-il pas aussi que la vraie méthode rend tous les hommes égaux pour le travail scientifique, et les dispense par conséquent d’avoir du génie. L’art d’inventer devenait inutile, grâce à de certaines règles qui devaient conduire sans faute à la vérité. La route était enfin ouverte : on n’avait qu’à la suivre, on était sûr d’arriver au but. Beaucoup de patience suffisait pour cela, sans aucune supériorité d’imagination ou d’intelligence. Une fois les trois tables dressées, de quoi s’agit-il, en effet ? D’une simple opération d’arithmétique, d’une soustraction. La table de présence fournit le plus grand nombre, et la table d’absence le plus petit. Le premier contient à la fois les circonstances essentielles d’un phénomène et les circonstances accidentelles ; le second, ces dernières seulement. Retranchez-les, et il vous reste précisément ce que vous cherchez, la condition ou la cause du phénomène. Ainsi parle un habile interprète de Bacon, Kuno Fischer, prenant, on le voit, le mot de différence (dont le philosophe s’était servi pour désigner la forme, comme il dit encore, ou la loi), dans le sens technique des calculateurs[4]. Mais d’abord Bacon entend par là surtout les caractères propres par lesquels une espèce diffère d’une autre espèce dans un même genre. Ensuite, si l’opération était aussi simple, aussi mécanique, quel besoin y aurait-il de recourir à l’entendement, de lui

  1. Nouveaux Essais, l. IV, ch.  xii, §  13.
  2. Leibniz écrivait à Huygens, le 29 décembre 1691 : « Je suis de votre sentiment, monsieur, qu’il faudrait suivre les projets de Verulamius sur la physique, en y joignant pourtant un certain art de deviner, car autrement on n’avancera guère… » À quoi Huygens répondait, le 5 février 1692 : « Cet art de deviner dans la physique sur des expériences données n’a pas été négligé, ce me semble, par Verulamius, comme l’on peut connaître par l’exemple qu’il donne en recherchant ce que c’est que la chaleur… »
  3. Vie et Correspondance de Ch. Darwin, trad. franc, par H. de Varigny, 1888, t.  I, pp. 85, 86.
  4. Francis Bacon und seine Nachfolger, l. II, ch.  iii, §  1 : die Taseln der Instanzen. (Leipzig, 2e édit., 1875, p. 182 à 184.)