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eu, selon lui, la moindre lueur de sentiment chez les animaux inférieurs, à plus forte raison chez les végétaux, parce qu’il leur manque « un système nerveux ». L’apparition du sentiment est donc le pendant des créations successives de la Bible ; c’est un don gratuit, une révélation gracieuse de l’Inconnaissable, qui, après s’être manifesté d’abord sous un seul « aspect », sous une seule personne, le physique, se révèle, comme Brahma, sous une seconde forme et une seconde personne, le mental. Le lien des deux, leur unité demeure à jamais cachée dans le mystère du Dieu inconnu. Le résultat de cette philosophie par tronçons, chez un esprit visant à la synthèse et à « l’unification du savoir », c’est de ne plus laisser place qu’à deux hypothèses, qu’il rejette cependant toutes les deux : le dualisme spiritualiste ou le monisme matérialiste. — Vous reconnaissez en maint endroit lui diront les spiritualistes, que le sentiment et la pensée ne peuvent se déduire des phénomènes mécaniques ; donc, quand la pensée apparaît, c’est qu’elle vient d’ailleurs et d’en haut, comme un rayon vivifiant descendu d’un monde supérieur, comme un principe différent de la matière qu’il anime. — Et les matérialistes diront à leur tour : Vous admettez dans d’autres endroits, contradictoires d’ailleurs avec les premiers, que les faits physiques sont transformables en faits mentaux, qu’ils « se dépensent » pour les produire, que l’inconscient peut s’organiser en conscience ; reconnaissez donc que le mental peut être un des effets accidentels du physique, que l’épiphénomène de la pensée peut naître d’une rencontre heureuse de phénomènes physiques, comme jaillit de la rencontre du zinc et de l’acide, dans la pile, le courant électrique qui vient se manifester en une visible étincelle. Ainsi l’évolutionnisme, tel que Spencer l’a exposé, demeure partagé en sens contraires, tantôt panthéistique, tantôt matérialiste, tantôt spiritualiste, tantôt criticiste, positiviste, agnosticiste. Les facteurs de l’ordre mental étant entièrement éliminés du nombre des facteurs primitifs et actifs de l’évolution, il en résulte, en premier lieu, un infranchissable hiatus entre l’inorganique et la vie, en second lieu, un hiatus plus infranchissable encore entre la vie et la pensée, entre la biologie et la psychologie.

En opposition au dualisme de « l’automate matériel » et de « l’aspect mental », que Spencer couronne d’un monisme transcendant, nous essayerons d’établir les principes d’un évolutionnisme vraiment moniste, mais immanent et expérimental. Nous l’avons appelé, pour en marquer le caractère propre, philosophie des idées-forces. Si nous avons adopté cette expression très générale d’idée-force, c’est précisément pour y envelopper tous les modes d’influence possible