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un principe spirituel, ce n’est point, comme Descartes, en vertu d’une distinction logique entre l’étendue et la pensée (l’étendue, qui est toute la matière, étant incapable de pensée, force est bien d’attribuer celle-ci à l’âme, qui, par conséquent, est immatérielle), c’est plutôt par des considérations psychologiques, par des raisons de fait, certaines opérations étant si supérieures aux autres qu’une âme matérielle ne lui semble pas pouvoir les accomplir. Les deux philosophes ne se proposaient donc pas le même but, ne suivaient pas la même méthode ; ajoutons que leurs esprits différaient fort l’un de l’autre. Ami de la clarté, Descartes ne veut regarder dans les choses que ce qui peut recevoir la pleine lumière ; ami de la rigueur inflexible dans le raisonnement, il n’étudie que ce qui la comporte. Gassendi avait une intelligence plus souple, qui s’appliquait aisément à tous les côtés des objets, qui s’insinuait même volontiers, qui s’enfonçait dans les recoins obscurs des questions, se résignant à ne donner à ses lecteurs que des idées moins nettes, pourvu qu’elles fussent plus complètes et plus conformes à toute la réalité.

Mais les deux philosophes, si différents qu’ils puissent être l’un de l’autre en métaphysique, se retrouvent d’accord pour la physique. Tous deux cherchent la raison des qualités sensibles et même aussi de tout le reste, la vie et au moins la partie matérielle de la pensée, dans les seules dispositions de la matière, bien qu’ils se représentent celle-ci, l’un sous forme d’atomes dans le vide, l’autre comme un fluide très subtil qui remplit tout et se divise à l’infini. Et encore cette matière indéfiniment divisible, Descartes la considère-t-il bientôt comme composée de particules très petites, et c’est la forme, la situation et surtout le mouvement de ces particules, selon lui, qui cause et explique tout dans les corps. De là le nom de physique corpusculaire que prit bientôt cette théorie, dont les contemporains firent honneur indifféremment aux deux philosophes. Cartésiens et gassendistes, pendant la seconde moitié du xviie siècle, sont toujours nommés ensemble, et dans l’arrêt burlesque de Boileau, que nous cite M. T., et dans les ouvrages de Malebranche, et dans ceux de Leibniz. Le physicien Rohault, d’abord disciple de Gassendi, passait sans difficulté à l’école de Descartes ; comme Cordemoy, d’abord cartésien, finissait par devenir presque gassendiste. Et lorsque Descartes avait publié ses Principes (1644), Gassendi sollicité d’écrire contre ce nouvel ouvrage, comme il venait de faire contre les Méditations, s’y refuse : il aurait redit les mêmes choses contre la partie métaphysique ; quant à la physique, c’était à peu près la sienne propre. L’explication mécanique de la nature était, en effet, la grande nouveauté de ces deux philosophies, la seule qui importait à la science, et aussi celle qui frappa le plus les esprits. Tout le reste, spiritualisme de Descartes, ou son idéalisme, et dynamisme de Gassendi, paraissait plus ou moins renouvelé de l’ancienne philosophie ou même de la théologie, et de moindre importance pour le progrès des connaissances scientifiques. Seulement Descartes,