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rition du sentiment de l’amour du mal, ne suffisent pas à le constituer. Tout le monde est plus ou moins imparfait, mais tout le monde n’est pas pervers. Beaucoup font le mal sans croire le faire et sans s’y complaire. Même ils sont désagréablement surpris quand ils sont obligés de reconnaître qu’ils l’ont fait. Ceux-là, si coupables qu’ils puissent être, n’ont pas ce raffinement de perversité que nous recherchons. Les mêmes actes, mauvais d’une manière générale, sont accomplis avec plus ou moins de conscience. Ainsi, en lisant les auteurs grecs, nous n’éprouvons pas pour certaines habitudes de l’époque la même impression que nous font éprouver les allusions aux mêmes faits qui peuvent se rencontrer dans des auteurs contemporains. Nous sentons très bien que les mêmes faits sont appréciés autrement, et l’on dirait qu’il peut entrer dans l’esprit d’un homme de notre âge une certaine joie de déranger l’ordre de la nature qui ne paraît pas s’être manifestée autrefois avec une pareille intensité. C’est une des mille formes du repliement sur soi qui caractérise notre civilisation avancée. De même que la constatation en lui de tristesses d’un certain ordre engendre chez l’observateur la mélancolie, ce « bonheur d’être triste », de même la constatation en lui de certaines dépravations peut engendrer un plaisir particulier dont nous aurons tout à l’heure à rechercher les causes. Ce plaisir, des poètes et des prosateurs l’ont dépeint, et cette peinture a donné à Baudelaire sa plus grande originalité.

Nous trouvons une étude puissante et profonde de cet état d’esprit dans un roman qui, malgré les critiques qu’on peut lui adresser, est une œuvre remarquable et curieuse : le Vice suprême de M. J. Péladan. Et ces peintures ne sont pas des raretés dans le roman contemporain. Un chroniqueur du Gil Blas, M. Catulle Mendès, si je ne me trompe, exprimait récemment le vœu que les femmes conservent précieusement leurs croyances religieuses afin de donner plus de piquant aux plaisirs variés que l’Église condamne. L’héroïne du dernier roman du même écrivain est fort explicite : « T’aurai-je voulu avec la même ferveur, s’il m’avait été permis de te vouloir ? Ne dois-tu pas peut-être l’excès délicieux de mon désir à ma colère contre tes remords ? Toi-même descends au fond de ta pensée, interroge l’inavoué de ton être, toi-même, tu m’aurais moins aimée si ton amour ne t’avait pas semblé un crime. » Je recommande également comme étude de genre À Rebours de M. Huysmans. Ne croyez pas d’ailleurs que les faits de perversité consciente et réfléchie ne se trouvent que dans les romans. Malheureusement au point de vue psychologique, il est rare de rencontrer des observations très bien faites de faits réels, de plus ces faits sont plus délicats à rapporter.