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V. BROCHARD.la méthode expérimentale

les indications sommaires des premiers empiriques et des épicuriens à la théorie qui prévalut au iie siècle de notre ère, et que nous avons résumée plus haut, il est impossible de contester qu’un grand progrès a été accompli. Comment et par qui ce pas a-t-il été franchi ?

On peut être tenté de faire honneur de ce perfectionnement à l’École épicurienne. C’était jusqu’ici une sorte de dogme trop facilement accepté, que les épicuriens s’étaient toujours fait scrupule de rien changer aux doctrines de leur maître, qu’ils étaient restés immuablement fidèles à la lettre comme à l’esprit de ses enseignements, et que l’épicurisme avait donné cet exemple unique d’un système philosophique demeuré intact à travers une longue suite de siècles. Il est bien vrai que les épicuriens[1] comparaient eux-mêmes à des parricides les épicuriens qui combattaient des épicuriens : mais qu’il y ait eu entre eux des dissentiments, et dans leurs doctrines, des changements et des progrès, c’est ce qu’a définitivement établi Hirzel dans la savante étude que nous avons déjà citée. En logique particulièrement, l’épicurien Zénon, que Cicéron loue à plusieurs reprises, paraît avoir été un esprit indépendant, et il ne craignit pas de s’écarter sur plusieurs points de la tradition. On pouvait le conjecturer d’après plusieurs passages de Cicéron : nous en avons la preuve décisive dans le traité de son disciple Philodème, retrouvé à Herculanum[2], et intitulé Περὶ σημέιων καὶ σημειώσεων.

Nous ne pouvons ici exposer en détail la logique de Zénon[3]. Au surplus, le livre de Philodème, tel qu’il nous a été conservé, contient surtout les réponses que Zénon faisait aux objections des stoïciens. Il faut nous contenter d’indiquer rapidement, d’après le critique qui l’a le plus et le mieux étudié, les principales idées qu’il a introduites dans l’épicurisme et qui, d’ailleurs, n’ont pas tardé à être oubliées[4].

Épicure, on l’a vu ci-dessus, considérait l’anticipation (πρόληψις), c’est-à-dire l’opération mentale par laquelle nous dégageons les caractères communs à plusieurs objets, comme un des procédés essentiels de la science. Mais cette anticipation se faisait d’elle-même et sans effort : c’étaient pour ainsi dire des expériences qui s’accumulaient dans l’esprit, sans que celui-ci cessât d’être passif. Zénon n’eut pas de peine à remarquer l’imperfection et l’insuffisance de ce procédé. Parmi les ressemblances communes à plusieurs objets,

  1. Hirzel, p. 107.
  2. Gomperz, Herkulanische Studien, 1 heft. Leipzig, 1865.
  3. Elle a été résumée très exactement dans l’ouvrage de Bahnsch (Epi. Philo. Schrift, π. σ., puis dans le livre déjà cité de Philippson (ch.  iv) et dans celui de Natorp (237-255).
  4. Philippson, p. 32.